Le déraillement du capitalisme: « L’individualisme nous a causé énormément de tort »
Dans son livre The Future of Capitalism, l’économiste britannique Paul Collier exprime son empathie envers les négligés du système. Il plaide pour plus d’esprit communautaire.
Dans votre livre, vous êtes particulièrement critique envers le capitalisme.
Paul Collier : Le capitalisme est un système miraculeux, le seul qui ait produit une espérance de vie durablement croissante en 15 000 ans d’histoire de la civilisation. Mais malheureusement, il déraille à chaque fois.
Comment le capitalisme a-t-il pu dérailler cette fois ?
C’est arrivé dans les années 1980. À l’origine, je vois deux fractures majeures dans la société. L’une est spatiale et s’accomplit entre les métropoles en plein essor et la province, de plus en plus à la traîne. Dans les régions rurales, les gens se sentent de plus en plus négligés et la colère grandit envers les grandes villes.
Quelle est l’autre grande rupture?
C’est lié aux différents niveaux d’éducation. Ceux qui développent des aptitudes cognitives sont en pleine ascension. Les personnes qui travaillent principalement avec leurs mains sont dans l’ascenseur vers le bas. Leurs capacités comptent de moins en moins. Les deux fractures agissent également l’une sur l’autre. Les personnes qui ont suivi la bonne formation se trouvent principalement dans les grandes villes. Ils s’en sortent bien. Ils pensent : de quoi se plaignent ces autres ?
Y a-t-il une chance réelle qu’on réussisse à recoller ces fractures?
Si la volonté est là, elles peuvent certainement l’être. Comparé aux déraillements précédents du capitalisme, ce n’est même pas si difficile. Prenons le chômage de masse des années 1930 et ses terribles conséquences politiques. Prenons l’exemple de la crise qui a suivi 1840, lorsque le capitalisme s’est épanoui dans les villes industrielles du nord de l’Angleterre. Mes ancêtres ont quitté le petit village d’Ernsbach, près de Stuttgart, pour s’installer à Bradford, à l’époque l’une des villes d’Europe à la croissance la plus rapide, avec des usines aux conditions de travail atroces. Le choléra y a éclaté, les villes se sont transformés en champs de bataille et l’espérance de vie est tombée à 19 ans.
Comment le capitalisme a-t-il été sauvé?
Le bourgmestre Titus Salt, un riche industriel, a dépensé toute sa fortune pour surmonter la crise. Il a oeuvré à l’hygiène de la ville et est devenu un modèle d’entrepreneuriat responsable. La crise de 1840 a créé un esprit de communauté. Les gens se sentaient responsables les uns des autres. La grande question est de savoir si nous pouvons encore y parvenir aujourd’hui.
Vous êtes optimiste?
J’aime parler d’une étude importante réalisée par des psychologues sociaux. Ils ont demandé aux participants: quelles sont les trois choses que vous regrettez le plus dans votre vie ? Personne n’a dit: « Je n’ai pas eu ce travail. Je n’ai pas construit cette maison. » Ce qu’ils regrettaient, c’est : « J’ai abandonné ma mère. Mon mari. Mes collègues ». Cela fait mal aux gens de se rendre compte qu’ils ont échoué dans ce domaine. Les idées de l’individualisme nous ont fait énormément de mal. Elles ont entraîné une perte de l’esprit communautaire de l’élite, qui n’a pas rempli ses obligations envers les moins favorisés.
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