Le crime d’agression, moyen approprié de juger Poutine
La Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt contre le président russe. Mais une autre juridiction ne serait-elle pas nécessaire?
Lui qui ne cesse de vouloir montrer au monde qu’il n’est pas isolé malgré les sanctions qui frappent la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, il a renoncé à se rendre à Johannesburg où se tient, du 22 au 24 août, le sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Même en territoire «ami», le déplacement était trop risqué pour Vladimir Poutine depuis le lancement contre lui, le 17 mars 2023, d’un mandat d’arrêt par la Cour pénale internationale (CPI) pour la déportation en Russie d’enfants ukrainiens. Ce processus juridique, que d’autres chefs d’accusation pour crimes de guerre ou contre l’humanité devraient alimenter, est une voie pour qu’un jour, le président et les dirigeants russes concernés répondent éventuellement de leurs actes.
L’intérêt du crime d’agression est qu’il est plus facile à rattacher aux hauts dirigeants.
D’autres voies existent. Le 4 mars 2022, le juriste Philippe Sands et l’ancien Premier ministre britannique Gordon Brown publiaient dans Le Monde un appel à la création d’un «tribunal pénal spécial pour juger le crime d’agression contre l’Ukraine». Le 3 juillet 2023, le centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression de la Russie contre l’Ukraine (ICPA) a commencé ses activités à La Haye, preuve de la maturation rapide du projet. Professeure des universités en droit public à l’université Jean-Moulin-Lyon-III, la juriste française Mathilde Philip-Gay, sans nier l’importance des enquêtes de la CPI, explique, dans Peut-on juger Poutine?, tout l’intérêt de pouvoir poursuivre le président russe pour crime d’agression devant une juridiction spéciale.
Pourquoi engager la responsabilité de Vladimir Poutine pour crime d’agression vous paraît-il la procédure la plus adéquate pour le juger?
D’abord, c’est une question de justice. On doit aux victimes la justice, c’est-à-dire la possibilité de connaître la vérité et d’avoir éventuellement des réparations. Ensuite, cette justice ne peut pas être complète s’il y a «des trous dans la raquette», comme disent les Britanniques, c’est-à-dire si ceux qui sont vraiment à l’origine de la guerre échappent à leurs responsabilités. C’est tout l’intérêt de ce crime d’agression que les Russes ont inventé et ont contribué à intégrer dans le droit international: permettre de punir les plus hauts dirigeants pour avoir décidé une guerre illégale qui entraîne d’horribles crimes. Et puis, il y a une troisième considération: le temps. Le crime d’agression, commis par ceux qui ont décidé une guerre illégale, a déjà été perpétré, alors que les crimes de guerre et, éventuellement, contre l’humanité, commis en Ukraine ne sont pas encore achevés. Avec le recours à l’accusation de crime d’agression, on a la possibilité de juger à plus court terme que si on attend les grands procès qui auront certainement lieu pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et, je ne l’espère pas, crimes de génocide.
Cela passe, selon vous, par la création d’un tribunal pénal spécial sous l’égide de l’ONU. Comment y parvenir alors que la Russie dispose d’un droit de veto au Conseil de sécurité?
Pourquoi un tribunal spécial? Parce que le crime d’agression, qui a été inventé par le juriste russe, soviétique à l’époque, Aron Trainin, au moment du procès de Nuremberg, n’a finalement été intégré dans le droit international, et en l’occurrence dans les statuts de la Cour pénale internationale, qu’en 2018. Pour que ce statut modifié puisse entrer en vigueur, il faut que les Etats parties à la CPI acceptent au fur et à mesure ce changement. En clair, on est en transition. Il n’est donc pas possible de poursuivre Vladimir Poutine et ses principaux complices devant la CPI pour cette prévention. En revanche, depuis 1945, il existe une possibilité de créer des tribunaux spéciaux. Ils ont continué à être mis en place même après la création de la CPI. Et la Russie de Vladimir Poutine ne s’est jamais opposée à leur création. Elle les a acceptés pour l’Afrique, l’Asie, l’Europe.
On doute qu’elle l’accepte pour l’Ukraine. Dès lors, comment faire?
Il existe plusieurs sortes de tribunaux spéciaux internationaux. Ceux qu’on appelle les tribunaux internationaux proprement dits. Ceux-là doivent avoir été validés par le Conseil de sécurité des Nations unies, donc par la Russie. Il est évident qu’elle s’opposera à la création de ce tribunal par son veto. Mais il y a aussi la possibilité d’une légitimation par l’Assemblée générale des Nations unies, qui représente la quasi-totalité des Etats du monde. Nous militons pour que ce soit le cas. Ensuite, d’autres types de tribunaux, mixtes, peuvent être créés, par exemple par des organisations régionales. Cela a été le cas pour les chambres extraordinaires africaines, créées en collaboration avec l’Union africaine et le Sénégal, qui ont jugé Hissène Habré, l’ancien président tchadien. L’Union européenne et le Conseil de l’Europe sont très engagés dans la négociation pour la création du tribunal pénal spécial pour juger le crime d’agression contre l’Ukraine. La légitimité, c’est aussi le respect des grands principes du droit. Et ils seront respectés par ce futur tribunal. Citons deux grands principes. La présomption d’innocence: appeler à juger Vladimir Poutine, ce n’est pas renoncer à la présomption d’innocence. Le deuxième principe est celui que l’on appelle «pas de peine sans texte», pas d’incrimination sans qu’il y ait un texte. Or, il faut savoir que le crime d’agression est dans le code pénal de la Russie, dans celui de l’Ukraine et dans celui du Bélarus. Cela signifie que Vladimir Poutine, s’il est jugé, le sera pour une infraction qu’il connaît et qui a été définie, avant la guerre en Ukraine, par son propre pays.
Poutine commet une erreur, se rend dans un pays où il se croit en sécurité, et se fait arrêter.» Mathilde Philip-Gay, professeure à l’université Jean-Moulin-Lyon-III.
Quels sont les critères pour prouver la responsabilité individuelle d’un dirigeant dans un crime d’agression, et en l’occurrence celle de Vladimir Poutine?
L’intérêt du crime d’agression est qu’il est plus facile à rattacher aux hauts dirigeants qu’un crime de guerre ou contre l’humanité. Pour ceux-ci, en Russie, la chaîne de commandement est très opaque. Il est donc très difficile de remonter à celui qui a donné effectivement l’ordre au plus haut niveau. Pour le crime d’agression, il faut, premier élément, démontrer qu’un haut dirigeant contrôle l’appareil d’Etat. Cela semble assez clair dans le chef de Vladimir Poutine. Deuxième élément, il faut prouver qu’il a contribué à préparer ou à déclencher une guerre manifestement illégale. Pour établir que le conflit est illégal, les différentes résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sont là. Pour rattacher le déclenchement de la guerre à Poutine, il faudra rassembler des éléments de preuves, par exemple son intervention du 24 février 2022 où il déclenche, justifie et approuve la guerre, ou toutes les réunions filmées et pour lesquelles existent des comptes-rendus écrits où il sollicite l’accord de ses principaux «lieutenants». Tout cela, sans préjuger du jugement. Vladimir Poutine est présumé innocent.
Imaginons que ce tribunal voit le jour, quelle est la possibilité que Vladimir Poutine soit déféré devant lui?
Il y a trois possibilités. La première: une transition politique, pas forcément démocratique, avec quelqu’un qui renverserait Vladimir Poutine et se servirait de lui comme «monnaie d’échange» lors d’une négociation, pour démontrer ses bonnes intentions. C’est ce à quoi on a assisté avec l’ancien président serbe Slobodan Milosevic, arrêté en 2001 et jugé en 2002. Il a été livré à l’ONU et au Tribunal pénal spécial pour l’ex-Yougoslavie par la police de son propre pays. La deuxième possibilité, qui j’espère ne se réalisera jamais: une aggravation du conflit, par exemple de type nucléaire, telle que l’ONU, l’Otan ou des pays interviendraient en Russie et arrêteraient le président russe. La troisième, à laquelle je crois le plus parce que, statistiquement, c’est celle qui a été la plus concrétisée par des anciens chefs d’Etat: Poutine commet une erreur ; il se rend dans un pays où il se croit en sécurité – la liste de ceux-ci se réduit considérablement avec le mandat d’arrêt émis par la CPI – et, parce qu’une autorité judiciaire mène bien son dossier, il se fait arrêter. C’est ce qui est arrivé à Hissène Habré qui menait la belle vie au Sénégal.
Est-ce la raison pour laquelle Vladimir Poutine a renoncé à se rendre au sommet des Brics à Johannesburg, en Afrique du Sud?
Tout à fait. Or, en Afrique du Sud, il avait eu toutes les garanties politiques pour s’y rendre. Mais, dans un Etat démocratique, la justice a une certaine indépendance et peut avoir sa marge d’action. C’est très important car que cela montre que, quoi qu’il en pense, Vladimir Poutine ne peut se rendre que dans une série limitée d’Etats.
Néanmoins, le jugement des possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité n’est-il tout de même pas encore plus important pour les victimes?
Oui. Attention, la solution que nous préconisons, nous la prônons dans le cadre d’une complémentarité. Pour nous, il faut juger les plus hauts dirigeants, ceux qui risquent d’échapper à leurs responsabilités devant ce tribunal pénal spécial ad hoc. Et il faut également juger les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, éventuellement de crimes de génocide devant la Cour pénale internationale. C’est extrêmement important.
Peut-on juger Poutine?, par Mathilde Philip-Gay, Albin Michel, 234 p.
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