Le Coran sous la loupe des savants
Non, l’Arabie préislamique n’était pas un désert culturel. Oui, le christianisme syriaque a bien influencé le Coran. Le livre saint des musulmans est passé au scanner dans Le Coran des historiens, qui se revendique comme une » initiative civique et politique « . Entretien avec l’un de ses coordinateurs.
Le Coran est considéré par les sunnites comme » incréé « , c’est-à-dire existant de toute éternité. Il est la parole de Dieu en langue arabe dictée au prophète Muhammad. Le livre saint de l’islam est mémorisé et psalmodié par des millions de croyants, disséqué depuis des siècles par les oulémas et les grands jurisconsultes musulmans qui l’interprètent à la lumière de la tradition (sunna), des hadith (les actes et paroles du Prophète) et de la sira (sa biographie). Le Coran des historiens (1), ouvrage collectif dirigé par les islamo- logues Mohammad Ali Amir-Moezzi (Ecole pratique des hautes études, Paris) et Guillaume Dye (ULB), met à la portée du lecteur cultivé la somme des connaissances historiques et philo- logiques le concernant. Au-delà de son aspect rationnel, Le Coran des historiens se présente comme une » initiative civique et politique « , destinée à rendre possible la contextualisation, la relativisation et la distanciation critique dans l’examen des choses de la foi. Entretien avec Guillaume Dye.
L’islamologie occidentale savante a eu, dans sa quasi-totalité, un tropisme prosunnite très marqué.
A quand remonte l’approche historique du Coran ?
Le 19 siècle et le début du 20 e siècle est la grande époque de la science historique et philologique de l’université allemande. Abraham Geiger, Theodor Nöldeke et d’autres étudient l’islam et le Coran, à la suite de la Bible et des Evangiles. Au Moyen-Age et à l’époque moderne, les traductions et les commentaires du Coran étaient très souvent menés dans une optique de réfutation. Là, il s’agit d’étudier le Coran comme un texte littéraire du 7e siècle. Et comme il contient beaucoup de références à la Bible, on suppose que Muhammad, lorsqu’il a composé le Coran – car on ne doute pas qu’il en est bien l’auteur- s’est inspiré des récits oraux, souvent d’origine juive, qui avaient cours à Médine. Muhammad est alors considéré comme un réformateur religieux et social proposant un message monothéiste inspiré d’un judaïsme populaire. Le travail des savants consiste notamment à comparer le Coran aux textes bibliques.
Les recherches reprennent après la Seconde Guerre mondiale. Dans quel sens ?
Les années 1970 sont les héritières d’un courant plus ancien, mais qui n’avait pas encore été appliqué au Coran. A la fin du 19e siècle, Ignaz Goldziher, un islamologue juif hongrois, note que les sources islamiques sur le début de l’islam sont beaucoup moins fiables, historiquement parlant, qu’on ne le pensait. Dans la tradition islamique, les paroles et les actes attribués au Prophète, le Hadith, ont été rapportés fidèlement par ses compagnons et par des chaînes de transmetteurs fiables jusqu’au 9e siècle. Goldziher montre que cette littérature musulmane plus tardive nous renseigne davantage sur les musulmans du 9e siècle que sur ce qui s’est passé au 7e siècle. La confiance en ces sources va progressivement disparaître, mais la discipline de l’islamologie n’en avait pas encore tiré toutes les conclusions concernant le Coran lui-même.
Vous évoquez un véritable emballement à ce sujet…
Dans les années 1970 se produisent, en effet, plusieurs renversements de perspectives, d’abord très mal reçus dans la communauté scientifique. En 1977, la Danoise Patricia Crone et l’Américain Michael Cook décident d’écrire l’histoire des débuts de l’islam en se fondant uniquement sur les sources les plus anciennes, qui ne sont pas musulmanes, mais chrétiennes, juives ou zoroastriennes. On va de plus en plus s’appuyer sur l’archéologie et l’épigraphie, l’étude des inscriptions et des graffitis, dans l’Arabie préislamique. Le deuxième renversement se produit lorsque l’Ecossais John Wansbrough applique au Coran les méthodes de la critique biblique, telles qu’elles ont été utilisées avec succès sur le Nouveau Testament dès les années 1920-1930. Il conclut que le rapport entre le Coran et Muhammad ne découle pas de l’examen du Coran lui-même, mais des commentaires exégétiques de l’époque musulmane classique du 8e au 11e siècle. A partir de 2000, les héritiers de Wansbrough interprètent le Coran indépendamment de la biographie de Muhammad, mais en lien avec les écrits juifs et chrétiens de l’Antiquité tardive, que le Coran reprend, critique ou nuance.
De quelle nature sont ces emprunts aux textes juifs et chrétiens ?
Le Coran est rempli de références aux littératures juives et chrétiennes : l’unicité de Dieu, la fin des temps, le paradis et l’enfer, la Providence divine et les beautés de la Création, la Prophétie, l’Alliance, parfois, des normes de comportement, des valeurs de pauvreté, d’ascétisme, de prière, des formules liturgiques, etc. Nos devanciers avaient tendance à chercher surtout les emprunts dans la littérature juive de la fin de l’Antiquité. Aujourd’hui, on compare plutôt les récits coraniques à leur version dans les traditions vivantes de cette époque, juives ou chrétiennes, dont ils sont souvent très proches. Dans le récit de la Genèse, par exemple, Adam et Eve sont nus et s’en rendent compte après avoir mangé le fruit de l’arbre défendu. Dans le Coran, on a l’impression qu’ils perdent leurs habits et se retrouvent nus. Si l’on compare le texte coranique, non pas avec la Bible, mais avec la manière dont les traditions juives et la littérature chrétienne de langue syriaque- l’araméen- rapportent cet événement, Adam et Eve étaient vêtus d’un vêtement de lumière ou d’ongle, symbole de pureté, et ils le perdent quand ils commettent la faute. L’arrière-plan chrétien du Coran est donc réévalué à la hausse, notamment grâce aux littératures apocryphe et homilétique, c’est-à-dire les sermons de grands auteurs syriaques de la fin du 5e au début du 6e siècle.
Reste-t-il d’autres tabous ?
Le troisième renversement de perspective est toujours en cours. Non seulement l’interprétation de tel ou tel passage du Coran pourrait être différent de l’exégèse musulmane classique, mais on peut aussi parfois se demander si le contexte dans lequel le Coran a été produit est forcément lié à Muhammad. Le débat est encore plus sensible. Y a-t-il a un ou plusieurs auteurs, et quel est leur profil ?
L’archéologie a révolutionné les études coraniques, mais il y a des freins… Lesquels ?
Les fouilles archéologiques sont interdites à La Mecque et à Médine, mais les wahhabites ont tellement détruit et reconstruit que, même si on pouvait y faire des fouilles dans quelques décennies, je ne suis pas sûr que cela aille très loin. En revanche, il y a beaucoup de fouilles et de prospection des inscriptions dans le reste de l’Arabie saoudite et dans la Jordanie actuelle. L’image que l’on se faisait de l’Arabie préislamique est en train de changer. Ce territoire était en contact culturel, économique, religieux et militaire constant avec l’Empire byzantin et l’Empire perse sassanide, et cela depuis très longtemps. Ce n’était pas une espèce de désert culturel ou d’endroit coupé du reste du monde. Toutefois, la partie de l’Arabie préislamique qui nous intéresse, à savoir l’Arabie occidentale, est celle qui est la moins connue, non seulement parce qu’on n’a pas pu y faire de fouilles, mais aussi parce qu’il n’y a pas de traces de présence chrétienne au 5e-7e siècle et, donc, pas de sources littéraires en grec ou en syriaque.
Comment l’islam considère-t-il, canoniquement, ses ancêtres spirituels ?
Il y a une théologie de la falsification dans la dogmatique islamique. Du point de vue musulman, la véritable Torah et le véritable Evangile étaient en accord avec le Coran, mais les juifs et les chrétiens ont falsifié le message que Moïse et Jésus avaient reçus de Dieu. Cette accusation est présente dans le Coran, mais de façon limitée et ambiguë : elle s’adresse essentiellement aux juifs et est sujette à débat : ont-ils trafiqué le texte ou l’ont-ils mal interprété ? L’idée que les juifs et les chrétiens ont supprimé de leurs textes l’annonce de la venue de Muhammad ne figure pas dans le Coran, mais est développée plus tardivement, aux 8e et 9e siècles. Cela reste une pierre d’achoppement dans le dialogue interreligieux car, selon l’islam, les véritables juifs et chrétiens, restés fidèles aux messages de Moïse et de Jésus, sont les musulmans eux-mêmes.
Pour les sunnites, le Coran est la parole directe de Dieu. Il est dit « incréé ». Est-ce aussi la conviction des chiites ?
Pour les chiites, le Coran est « créé ». L’islamologie occidentale savante a eu, dans sa quasi-totalité, un tropisme pro-sunnite très marqué. Les sources chiites ont été marginalisées. Or, il n’y a pas de raison objective de privilégier les unes par rapport aux autres. Les sources chiites les plus anciennes considèrent que le véritable Coran était trois fois plus important que le Coran dit othmanien qui fait autorité chez les sunnites. Notre ouvrage réévalue l’importance de ces sources. Il se pourrait que l’histoire du Coran ait été beaucoup plus compliquée, beaucoup moins linéaire que ce que la dogmatique traditionnelle veut bien nous faire croire.
Le halo de mystère qui entoure le personnage historique du Prophète est-il pour autant dissipé ?
Muhammad est nommé quatre fois dans le Coran. Le texte s’adresse très souvent à un « tu » ou à un « toi », mais ce n’est pas toujours évident de savoir si c’est de lui qu’il s’agit. D’après les sources islamiques, Muhammad est mort en 632, mais la première mention de son existence dans un document islamique officiel apparaît plus de cinquante ans après sa mort, en 685, sous la forme d’une monnaie frappée à son nom. A cette époque, nous disposons d’un certain nombre d’autres documents, inscriptions, pièces de monnaies. Pourquoi la communauté musulmane ne fait-elle pas référence à lui dans un texte officieux ou officiel ? Cela reste énigmatique.
A rebours, vous soulignez l’importance historique de Abd al-Malik comme fondateur de l’empire musulman…
D’une certaine manière, c’est le fondateur de l’islam en tant que religion d’empire. A la fin du 7e siècle, il joue un rôle très important pour institutionnaliser l’islam, le distinguer de manière plus nette des autres religions. Pendant les premières décennies, la question des barrières ou des frontières confessionnelles est parfois quelque chose d’assez flou. Abd al-Malik cherche vraiment à mettre en place une religion d’empire : dissémination plus importante du codex coranique, rôle central explicite accordé au calife, réformes excluant les figurations perses ou chrétiennes sur les pièces de monnaie… Son successeur, Al-Walid, va arabiser l’administration de l’empire, alors que, au début, celui-ci était géré par les hauts fonctionnaires en place, essentiellement, dans les langues grec, copte et moyen-perse.
L’intervention des juristes qui ont élaboré la charia est donc postérieure au Coran…
L’importance du Coran dans l’élaboration d’un corpus juridique commence peut-être au 8e siècle, au moins un siècle après la carrière de Muhammad. En général, les pratiques juridiques dans les territoires conquis par les Arabes ne semblent guère se fonder sur le Coran. A des époques plus tardives, l’usage du Coran comme source juridique restera relativement limité par rapport aux très nombreuses normes tirées de la Sunna ou des hadiths.
Comprenez-vous la charge émotionnelle que peut représenter Le Coran des historiens pour certains croyants musulmans ?
Le Coran des historiens n’est pas un pamphlet. Il est écrit de manière très dépassionnée. Sa charge émotionnelle s’explique par l’importance du sujet. Qu’il ait été reçu de manière peu aimable de la part de certains croyants, ce n’est pas une surprise. Dans le judaïsme et le christianisme, même s’il y a des courants fondamentalistes qui bloquent, une partie des élites religieuses a réfléchi sur la manière d’articuler l’approche historico-critique avec les questions de foi. C’est moins entré dans les moeurs en islam. Il y a eu une grande tradition islamique d’interprétation du Coran, où le rôle de la raison était non négligeable, mais cela remonte assez loin. Les réticences face à ce type d’approche sont encore extrêmement fortes, ne fût-ce que la comparaison des textes, sans même parler de l’attribution du Coran à un ou des auteurs, qui est sacrilège. Un immense travail didactique de familiarisation des cadres religieux avec le travail des historiens reste à faire. Cependant, beaucoup de musulmans sont prêts à se poser des questions. Ils peuvent aussi trouver dans Le Coran des historiens un contre-discours par rapport à une apologétique fondamentaliste.
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