Le cannabis récréatif attise les appétits en Allemagne (reportage)
Le processus de légalisation de cet usage du cannabis, prévu par la coalition allemande, devrait être lancé d’ici à la fin 2022. Les investisseurs sont dans les starting-blocks. Et la seule start-up allemande active sur le marché du cannabis thérapeutique se prépare.
Un cube industriel gris et triste entouré de grillages et de barbelés posé au bord de la route nationale, des caméras de vidéosurveillance et un sas de sécurité… Il faut montrer patte blanche avant de pénétrer dans l’ancien abattoir d’Ebersbach, à une trentaine de kilomètres de Dresde, en ex-Allemagne de l’Est. Le site de production de la société Demecan n’a, de fait, rien d’une banale usine de campagne. Ce qui frappe en premier? L’odeur qui s’échappe des couloirs, identique à celle d’un coffee shop néerlandais.
Dès que nous en aurons l’autorisation, nous pourrons multiplier la production par dix.
Depuis 2021, la start-up allemande produit du cannabis thérapeutique, dont la vente a été autorisée en République fédérale dès 2017. La production, strictement réglementée par la législation sur les stupéfiants, est pour l’heure exclusivement destinée au marché médical. Mais un autre marché, colossal, pourrait se profiler: la nouvelle majorité au pouvoir à Berlin a annoncé dans son programme de coalition la libéralisation prochaine du cannabis récréatif pour une durée test de quatre ans, à l’issue de laquelle un premier bilan sera dressé. Les besoins sont estimés entre trois cents et quatre cents tonnes par an, soit 1,2 à 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Contre douze à quinze tonnes annuelles pour le cannabis thérapeutique.
Inspiration aux Etats-Unis
Un dédale de couloirs blancs aseptisés, entrecoupés de portes blindées, mène vers le cœur de Demecan: les serres surchauffées où poussent les plants de cannabis à l’abri de murs de béton de 24 centimètres d’épaisseur. Cornelius Maurer, l’un des trois fondateurs de Demecan, guide d’une serre à l’autre le visiteur coiffé comme tous les employés d’une charlotte, équipé d’une combinaison médicale, d’un masque et de chaussures en plastique qu’il faut changer au vestiaire, à raison d’une couleur de chaussures par serre. «Les pollens, les virus, les bactéries, les champignons ou les insectes pourraient détruire toute une récolte», alerte ce diplômé en économie, qui a découvert le potentiel du cannabis lors d’un stage aux Etats-Unis. «Nos plantes sont d’une qualité supérieure au bio, car nous ne pouvons utiliser de produit phytosanitaire.» Estampillées «produit médical», les fleurs de cannabis de Demecan doivent répondre à de strictes exigences de qualité «pour le bien-être des malades», insiste Cornelius Maurer en poussant la porte marquée «Plantes mères».
Des rangées de cinq cents plants de 40 à 120 centimètres de hauteur sont alignées sur des tables, sous une lumière grêle, reliées par de fins tuyaux en plastique blanc à un système d’alimentation automatique en eau et en engrais, et toutes équipées de petits sachets contenant des insectes protecteurs, prêts à dévorer les parasites qui pourraient menacer les récoltes. La pression, la chaleur, l’humidité de l’air et la luminosité de chaque pièce sont savamment dosées en fonction du stade de croissance, de la jeune pousse à la plante en fleurs, prête pour la récolte. «En principe, la plante de cannabis est extrêmement résistante, rappelle Cornelius Maurer. Le défi est d’obtenir un taux de THC constant.» Les autorités sanitaires autorisent une variation de 10% du taux de tétrahydrocannabinol (THC), le principe actif du cannabis. Il est suivi de près par le laboratoire interne où Demecan se livre à la recherche en vue de sélectionner les meilleures variétés, aussi dans l’objectif d’une libéralisation prochaine de la vente du cannabis récréatif.
Vingt-cinq récoltes par an
En février dernier, la quasi-totalité des trente salariés du site ont participé à la première cueillette de Demecan: quelque deux cents kilos de fleurs de cannabis, d’une valeur de 500 000 euros, séchées sur place par un puissant robot puis placées sous scellés dans de grands sacs d’aluminium plastifié avant d’être expédiées à l’Etat fédéral qui qui la dispatche ensuite vers les pharmacies. Cornelius Maurer n’en revient toujours pas de la «qualité exceptionnelle» du produit fini: des grappes de fleurs denses et fortement odorantes. «A terme, nous serons en mesure de réaliser vingt-cinq récoltes par an», se réjouit-il.
Trois sociétés participent à l’expérience du cannabis thérapeutique en Allemagne. Demecan est la seule start-up allemande. Les deux autres sont des filiales des groupes canadiens Tilray et Aurora. Contrairement aux médicaments classiques, les fleurs de cannabis ne sont pas réservées à un diagnostic particulier. La vente se fait sur ordonnance, après l’échec des autres traitements possibles, et est soumise à l’approbation de la caisse d’assurance maladie, qui rejette 40% des demandes. Soixante-neuf pour cent des indications sont la lutte contre la douleur, notamment pour les personnes atteintes d’un cancer ou de sclérose en plaques. Le cannabis est aussi prescrit aux patients lourdement handicapés ou aux anorexiques. «Il est inhalé, ou chauffé avec de la matière grasse et consommé, par exemple, sous forme de biscuits, précise Cornelius Maurer. Mais bien sûr, nous ne pouvons pas exclure que des patients se roulent tout simplement des joints avec les fleurs que nous vendons.»
Le nombre des prescriptions, d’abord limité à 1 100 lors de l’entrée en vigueur de la loi en 2017 du fait des réticences du corps médical et des pharmaciens, atteint aujourd’hui 340 000 par an. «Nous avons dû nous livrer à un énorme travail d’explication et de persuasion auprès des médecins et des pharmaciens», commente Cornelius Maurer, dont la société détient une licence pour une production pouvant aller jusqu’à mille kilos de fleurs de cannabis par an. L’essentiel du cannabis vendu par Demecan est encore importé du Canada, des Pays-Bas ou d’Espagne. «Mais dès que nous en aurons l’autorisation, nous pourrons multiplier notre production par dix», jubile Cornelius Maurer, le doigt pointé sur les surfaces encore non exploitées de l’ancien abattoir.
La convention internationale de l’ONU sur les stupéfiants interdisant l’importation de cannabis à des fins récréatives, l’Allemagne n’aurait d’autre choix que d’augmenter sa production nationale.
De quoi rendre euphorique le maire chrétien-démocrate d’Ebersbach, Falk Hentschel. A la tête de cette petite ville de quatre mille habitants depuis quatre ans, le jeune dirigeant conservateur de 35 ans, dont le parti est fermement opposé à la légalisation du cannabis récréatif, se félicite d’avoir enfin trouvé un usage pour ses anciens abattoirs et mise sur quelque trois cents emplois pour sa commune. «Dès que le législateur aura changé le cadre légal, nous pourrons bien sûr commencer la culture pour le marché récréatif, poursuit Cornelius Maurer. En six ou neuf mois, nous pourrions passer d’une à quatre tonnes par an. Nous n’utilisons pour l’heure que cinq mille mètres carrés des abattoirs, un sixième de la surface disponible.»
Tarir le marché noir
Avec la légalisation à venir, le gouvernement allemand espère tarir le marché noir, lutter contre la criminalité et engranger de nouvelles recettes fiscales. Chaque gramme vendu pourrait être taxé à hauteur de cinq à six euros, selon les estimations, soit un quasi-doublement du prix de vente par rapport au marché noir. De quoi faire douter de nombreux observateurs de l’attractivité du marché réglementé auprès de la clientèle. Pour Berlin, il s’agit aussi d’encadrer la vente pour protéger les mineurs, et de lutter contre la pollution des produits vendus, trop souvent souillés de pesticides et autres. La convention internationale de l’ONU sur les stupéfiants de 1961 interdisant l’importation ou l’exportation de cannabis à des fins récréatives, l’Allemagne n’aurait d’autre choix que d’augmenter sa production nationale, pour couvrir les besoins d’un marché en forte croissance.
Tout cela rend une start-up comme Demecan hautement intéressante pour les investisseurs. Derrière Demecan se trouvent la société de capital-risque Btov Partners, le fonds Futury ainsi que des investisseurs privés tels que Bernhard Schadeberg, le chef de la brasserie Krombacher, et Paul Kraut, l’ancien CEO et propriétaire du fabricant de jouets Schleich. D’autres financements seront nécessaires pour le développement du cannabis récréatif.
Après des mois d’hésitations, la majorité vient enfin de se saisir du dossier de la libéralisation, l’une de ses promesses électorales. Le processus législatif, assure Berlin, sera engagé d’ici à la fin de l’année. Les partis au pouvoir ont finalement retenu le principe de la «stratégie canadienne», c’est-à-dire la légalisation en une étape de la culture, de la transformation, de la vente en gros et de la distribution dans le pays, grâce à un réseau de magasins sous licence. Là aussi, Cornelius Maurer voit un potentiel de développement pour Demecan. «Nous avons déjà de l’expérience dans la culture, l’importation, l’achat en gros et la transformation du cannabis. La distribution serait la prochaine étape logique.»
A Berlin, le ministre de l’Agriculture, Cem Özdemir (Les Verts), croit aussi en un débouché pour les entreprises agricoles en quête de rentabilité qui, pour certaines, se sont déjà lancées dans la culture du chanvre, dépourvu de THC. Mais sous quelle forme les agriculteurs pourraient-ils se lancer sur le marché? Les Verts ne seraient pas opposés à la culture sur champ, qui présente l’inconvénient de ne pouvoir garantir la stabilité du taux de THC des plantes. Les Libéraux du FDP veulent, eux, maintenir le principe de cultures sous serres hautement sécurisées. Mêmes interrogations autour de la culture à domicile, des quantités maximales qu’il sera autorisé de posséder et de la possibilité ou non de proposer des produits génétiquement modifiés. A raison d’une phase législative moyenne de 175 jours en Allemagne, la loi de libéralisation du cannabis ne devrait pas entrer en vigueur avant la fin de 2023 ou au début de 2024.
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