Le Caire se rêve en nouveau Dubaï
Les grands travaux d’aménagement menés par le président al-Sissi entraînent des déplacements de population alors que le pays connaît une grave crise économique.
Les premières lueurs du jour viennent tout juste d’illuminer le sommet des pyramides de Gizeh. Dès l’ouverture du site, des milliers de touristes se précipiteront, comme à l’accoutumée, sur ce plateau majestueux, symbole de la grandeur d’une civilisation qui fascine le monde entier depuis des millénaires. Ils ne percevront certainement pas les cris de détresse qui émanent du quartier adjacent. A l’abri des regards, le secteur de Nazlet El-Semman, qui survit grâce au tourisme depuis des décennies, est assailli par les bulldozers. Perdues entre les monticules de gravats, des milliers de personnes vivent depuis des mois avec l’appréhension d’être, un matin comme celui-ci, expulsées manu militari de leur logement.
Esraa, 40 ans, fait les cent pas devant la maison familiale. Au bord des larmes, elle explique qu’une dizaine de demeures, dont la sienne, sont en passe d’être rasées. Comme une condamnée qui ne connaîtrait pas le jour de son exécution, elle a appris à vivre avec la peur de l’aube. «Le gouvernement veut remplacer nos maisons par des hôtels. La police est venue, nous a demandé de préparer nos affaires et de ne pas nous inquiéter, parce que nous serions relogés ailleurs, une location contre une somme modique. On va me voler ma maison pour faire de moi une locataire?», s’exaspère-t-elle. Un de ses voisins s’emporte: «Ma famille est ici depuis trois siècles. Regardez, ma mère a 80 ans, elle ne supportera pas de voir la demeure où elle a passé toute sa vie détruite sous ses yeux. Des gens du quartier ont déjà été mis de force dans des bus, sans même savoir où ils allaient. Nous ne partirons pas.»
Grand nettoyage
Même s’ils promettent de résister, les habitants de Nazlet El-Semman le savent: de gré ou de force, un matin, comme des milliers de personnes avant eux, ils devront quitter les lieux et y laisser les habitudes d’une vie, des voisins, un travail. Car leur quartier, îlot de pauvreté au pied des pyramides, n’a plus sa place dans «l’Egypte de demain» dont l’homme fort du pays, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, est en train de dessiner les contours. Nazlet El-Semman n’est d’ailleurs pas un cas isolé, tant ces dernières années, Le Caire et sa proche banlieue ont connu des transformations d’ampleur. Partout, des routes en construction, des grues, des immeubles qui sortent de terre. Partout aussi, une population éreintée par ce vacarme incessant, perdant un à un ses points de repères, parfois même désorientée au cœur de lieux familiers.
Les Cairotes en sont néanmoins conscients: avec 23 millions d’habitants, leur ville, congestionnée par une pression démographique intense, bruyante, polluée et embouteillée à presque toute heure du jour et de la nuit, est à bout de souffle. Une évolution urbaine et une décentralisation du pouvoir étaient, de l’avis général, indispensables. Mais, balayant du revers de la main l’idée d’une transition en douceur, al-Sissi semble s’être engagé dans un changement à marche forcée, sans concertation ou presque.
Le pays est régi par un système bureaucratique très archaïque, en opposition avec ces projets.
Ici, l’accès aux berges du Nil, où ont été aménagés des restaurants occidentaux, est devenu payant ; à l’ouest, une partie de la nécropole du Caire, inscrite au patrimoine de l’Unesco et encore habitée, a été éventrée afin de construire un axe de circulation ; là, un quartier historique fut purement et simplement rasé, afin d’en faire «le Manhattan du Caire»… Au fur et à mesure que nous parcourons la capitale, la liste s’allonge.
A chaque fois, un dénominateur commun: les quartiers les plus modestes sont les premiers touchés. En bordure du Nil, le «triangle Maspero» a fait office d’expérimentation dès 2018. Ce secteur populaire, fort de 18 000 habitants et vieux de plusieurs siècles, a été rasé en deux mois et demi et sa population massivement déplacée. Depuis, le lieu n’est qu’un immense chantier, d’où sortent de terre des buildings monochromes, bien loin de l’architecture et des couleurs chaudes renvoyées par les murs de la capitale. Trois options ont été proposées aux expulsés: une somme d’argent dérisoire – environ 3 000 euros –, un appartement en location dans le même quartier, mais avec un loyer dissuasif, ou un appartement à loyer modeste, à des kilomètres de là.
Ahmed Zaazaa, architecte et chercheur au sein du collectif 10Tooba, a suivi le dossier de près: «Nos études ont montré que la majorité des gens ont pris l’argent que proposait le gouvernement. En réalité, seulement 10% ont accepté la proposition de relogement dans des habitations neuves à Asmarat. Et encore, certains, n’arrivant pas à y vivre, en sont déjà partis.» Une réalité qui vient mettre à mal la promesse d’al-Sissi. Il s’était engagé à éradiquer les nombreux quartiers informels de la capitale: désemparés, les naufragés, à la recherche de logements à bas coûts, finissent par s’y réfugier en masse.
«Tout rentabiliser»
Cap au sud. Les trois îles du Caire encore rurales sont, elles aussi, dans le viseur du pouvoir. Fatima, 50 ans, habitante d’al-Qursaya, témoigne: «Nous sommes paysans. Nos familles sont là depuis toujours. Où pourrions-nous aller? Dans des barres d’immeubles à trente kilomètres? Et notre travail? Plutôt mourir», affirme-t-elle. Un spécialiste en économie – nous l’appellerons Hassan afin de respecter sa demande d’anonymat – détaille: «Les autorités scrutent chaque centimètre carré du pays en cherchant quelle valeur pourrait en être dégagée. Ils ont décidé d’en finir avec les habitats pauvres dans les zones dites “à haut potentiel”.»
Ancienne diplomate en poste en Egypte et désormais consultante, Sophie Pommier ajoute: «Il s’agit en réalité d’un vaste programme de privatisation des espaces publics. Les lieux de convivialité sont en train de disparaître. Plusieurs explications à cela: l’Egypte a besoin d’argent, donc le pouvoir rentabilise absolument tout et, d’un autre côté, cela a l’avantage d’empêcher les rassemblements, le pouvoir ayant toujours peur de se retrouver avec quelque chose qui ressemblerait à la révolution de 2011.» Car le maréchal al-Sissi, dont la main de fer règne sur un pays qui compte environ soixante mille prisonniers politiques, craint par-dessus tout de voir son pouvoir contesté. Encore plus dans ce contexte: selon les données communiquées par le collectif 10Tooba, au moins 200 000 personnes auraient déjà été expulsées de leur logement, un chiffre qui pourrait même doubler d’ici à la fin des travaux.
Il flotte sur cet îlot de béton comme un parfum de Golfe arabo-persique.
Nouvelle capitale
C’est surtout la construction ex nihilo d’une «nouvelle capitale administrative» (NAC) qui fait débat. Un projet déjà sorti de terre à une cinquantaine de kilomètres du Caire, mais qui n’a pour l’heure ni nom ni habitants. Le chantier, décidé en 2015 par le maréchal al-Sissi, est titanesque: forte d’une vingtaine de quartiers, la NAC s’étend sur 750 kilomètres carrés, l’objectif des autorités étant d’y installer à court terme environ six millions de personnes. Coût estimé de l’opération: soixante milliards d’euros. De quoi faire grincer des dents, dans un pays où 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Pour pénétrer à l’intérieur de la nouvelle capitale, mieux vaut avoir une bonne excuse – touristique en l’occurrence et avec un guide assermenté. Car la communication de l’Etat est soignée: pour les autorités, c’est la vitrine de l’Egypte de demain qui est train de se dessiner ici. La porte d’entrée monumentale donne un premier aperçu du gigantisme du projet. Les autorités égyptiennes l’ont suffisamment répété ces dernières années: sous nos yeux, «la nouvelle Dubaï» est en train de voir le jour. C’est indéniable: de l’architecture des milliers de logements déjà construits aux immenses artères de circulation, il flotte sur cet îlot de béton au milieu d’une zone désertique comme un parfum de Golfe arabo-persique.
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A l’intérieur du périmètre, la course à la grandeur semble sans limites. En réalité, cette NAC est une addition de projets grandioses, qu’il serait fastidieux d’énumérer: en plus de tous les lieux de pouvoir, on y trouve pêle-mêle les déjà plus grande cathédrale et plus grande mosquée du continent africain (respectivement 9 000 et 17 000 places), un opéra tout en marbre, un hôtel en forme de palace avec plage artificielle, une ville sportive, une ville olympique, une ville militaire d’environ douze kilomètres sur dix… Au cœur du Central business district, un quartier d’affaires naissant presque intégralement construit par des entreprises et des ouvriers chinois – c’est le plus haut gratte-ciel d’Afrique (394 mètres) qui est en passe d’être achevé. Tout n’est que raffinement, ordre et démesure.
Pour les autorités égyptiennes, l’objectif est clairement affiché: attirer les investisseurs étrangers. «Mais il n’y a pas de liberté en matière financière dans le pays, conteste Hassan. Comment peut-on envisager de construire un Dubaï dans ces conditions? L’Egypte est régie par un système bureaucratique très archaïque, en totale opposition avec tous ces projets. Et l’armée contrôle plus de la moitié de l’économie du pays.» Il y a plus préoccupant encore. Si, sur le papier, l’idée est bien de désengorger Le Caire en déplaçant ici une partie de sa population, les prix des logements, inaccessibles pour l’écrasante majorité des Cairotes, traduisent, eux, une tout autre ambition: en faire un eldorado pour des étrangers fortunés, une sorte de «zone verte» de très haute sécurité où les plus aisés cohabiteraient avec le pouvoir. «D’après mes informations, l’écrasante majorité des gens qui ont déjà acheté des biens sont étrangers, réalisent des placements et n’ont pas prévu d’y habiter. Cela pourrait bien devenir une ville fantôme très rapidement», poursuit Hassan.
Economie en berne
Si, en coulisse du moins, la colère gronde, c’est bien parce que l’Egypte est en proie à une grave crise économique: la livre égyptienne a perdu la moitié de sa valeur, l’inflation frôle les 33% et le pays a perdu 20% de ses devises. Sur les quelque 34 milliards restants, 28 sont des dépôts du Golfe. Et il est fort probable que le pays ne puisse rembourser ses 163 milliards de dette.
Dans ces conditions, pas étonnant que le président al-Sissi ne cesse de faire les yeux doux à ses partenaires émiriens et saoudiens, qui eux refusent de continuer à mettre la main au portefeuille. «Sissi est totalement aveuglé par le modèle des Etats du Golfe, et se voit comme l’homme qui fera entrer l’Egypte dans la modernité et dans le développement, tranche Sophie Pommier. Quand il a lancé ces projets, les difficultés économiques que l’on connaît aujourd’hui n’existaient pas.» A l’époque, les Etats du Golfe, assez effrayés à l’idée que les Frères musulmans reviennent au pouvoir, se montraient plutôt généreux. Depuis, la situation a largement évolué. Pour Alia el-Mahdi, professeur en économie à l’université du Caire, le futur semble incertain: «Il faut désormais rembourser tous les prêts contractés. Cela signifie qu’une partie du budget annuel sera dédié à cela. Et le retour sur investissement, par exemple sur la nouvelle capitale, prendra des années.»
Nous voulions un changement qui nous accompagnerait vers le meilleur, pas vers le pire.
«La réforme de l’économie, exigée à la fois par le FMI et par les Etats du Golfe, s’articule également autour d’une demande claire: que l’armée relâche son emprise et sa prédation sur l’économie, poursuit Sophie Pommier. Le président al-Sissi est dans une situation difficile: s’il touche aux intérêts des militaires, il risque sa place. S’il ne fait rien, il n’a pas d’argent.» En parallèle, beaucoup d’Egyptiens s’inquiètent de la dépendance du pays à l’égard des bailleurs de fonds, et notamment des Emirats arabes unis. Symboliquement, que l’avenue principale de la NAC portera le nom de l’homme fort des Emirats, Mohammed ben Zayed al-Nahyane, n’est pas un hasard.
Reste encore la question écologique qui semble plus que jamais la grande oubliée de ces projets pharaoniques. «Tout cela est très mauvais pour l’environnement et contribue au changement climatique. Encore une fois, ce n’est même pas pour des besoins humains, mais pour satisfaire le marché», affirme Ahmed Zaazaa. Le mot de la fin revient à Alia el-Mahdi: «Améliorer Le Caire est bien sûr un objectif en soi, et pour tout le monde. Mais il faut savoir ce que l’on met derrière le mot amélioration. Mon opinion est que cela devrait amener davantage d’arbres, garantir un accès au Nil pour tous, pas privatiser ses berges pour y installer des clubs ou des boutiques de luxe. Nous voulions un changement qui nous accompagnerait vers le meilleur, pas vers le pire.»
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