Le Belge qui a traîné Milosevic à La Haye: « Évidemment que je vais poursuivre Assad »
En Afrique, il poursuit les chefs de rebelles sanguinaires. En Grèce, il aide les Syriens échoués sur les plages. Sur Twitter, il confronte le monde au petit Aylan noyé. Cette semaine, le Belgo-Américain Peter Bouckaert se verra remettre un doctorat honoris causa par la KuLeuven.
Après Slobodan Milosevic, Bouckaert souhaite traîner le président syrien Bachar el-Assad devant la justice. « Je connais les problèmes et les traumatismes de réfugiés, et je connais leurs valeurs. Ces gens ne fuient pas pour rien. »
Entre temps, Peter Bouckaert est directeur de la division Urgences de Human Rights Watch. Il parcourt le monde, il va d’une zone de conflit à une autre. Il enregistre, écoute et compatit avec les gens en errance qu’il rencontre partout. En Afrique, il demande des comptes aux seigneurs de guerre coupables de barbarie. En Yougoslavie, il a réuni des preuves pour les crimes de guerre du Serbe Slobodan Milosevic. L’ancien président de Yougoslavie a dû se justifier devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à la Haye, mais est mort dans sa cellule.
Vous revenez de Macédoine où vous êtes allé voir la situation des réfugiés à la frontière serbe. Comment était-ce ?
Bouckaert: Dans les Balkans, des dizaines de milliers d’adultes et d’enfant dorment dehors alors qu’il gèle. Certains sont coincés parce qu’ils ne viennent pas de Syrie, d’Afghanistan ou d’Irak et ne peuvent entrer en Europe. Je ne prétends pas que l’Europe doit ouvrir ses frontières à tout le monde, mais on doit bien se rendre compte que ces gens ont abandonné tous leurs biens pour un voyage extrêmement dur vers l’occident. Ils ne fuient pas pour rien.
Il y a vingt ans que vous luttez pour les droits de l’homme. N’éprouvez pas le sentiment que c’est un emplâtre sur une jambe de bois ?
Nous vivons une période sombre de notre histoire. Après la chute du communisme, on a vécu une lune de miel, mais cet optimisme est passé. Il a été remplacé par la montée de régimes dictatoriaux impitoyables en Russie, en Chine, en Turquie, etc.
Comment tout cela finira-t-il?
On doit observer la situation à long terme. Il y a cent ans, mon arrière-grand-père a fermé sa pharmacie à Roulers pour se faire officier dans le corps médical de l’armée belge. À Flanders Fields, il a vécu les premières attaques au gaz, et il y a survécu. Cent ans plus tard, la Belgique est reconstruite et prospère, et son arrière-petit-fils écrit un rapport sur les attaques chimiques en Syrie, probablement les dernières que le monde a vécues.
Vous n’êtes pas pessimiste?
Je ne pourrais pas faire ce travail si je n’étais pas optimiste. Je fais des rapports sur les atrocités, mais même quand en Centrafrique je négocie avec des seigneurs de guerre, je les vois comme des êtres humains. Je n’y vais pas pour les humilier. Je leur demande des comptes sur leurs actes, je leur demande pourquoi ils commettent des massacres ou incendient des villages entiers. Je leur dis que tôt ou tard ils devront rendre des comptes. Je leur dis qu’ils doivent traiter les gens avec respect et humanité. Et croyez-le ou non, mais certains finissent par comprendre.
Entre-temps, les politiques paniqués lancent les propositions les plus variées : interdisez la piscine aux demandeurs d’asile, surtout ne leur donnez pas à manger, renvoyez-les en Turquie.
Beaucoup de réfugiés se noient, mais ceux qui finissent par arriver sont accueillis de plus en plus froidement en Europe. Cela me dérange. L’Europe a été construite sur les principes de frontières ouvertes et de solidarité. Il est évident que l’Europe ne peut résoudre tous les problèmes du monde, mais nous devons prendre nos responsabilités. Pour l’instant, il n’y a pas de politique européenne intégrée, mais beaucoup de panique et d’incompréhension.
Comment se fait-il qu’il n’y a presque pas eu de progrès depuis que la crise a éclaté?
Nous vivons dans un monde très instable avec une quantité inédite de gens en fuite. Cela demande une approche méthodique, mais au lieu de cela on entend un discours populiste et simplifié. Après la Saint-Sylvestre agitée à Cologne, beaucoup ont crié que c’étaient des réfugiés syriens ingrats qui avaient attaqué nos femmes. Mais qu’en est-il ? Presque tous les attaquants identifiés sont des réfugiés économiques venus d’Afrique du Nord. Avant de juger, on doit connaître les faits et les nuances : les familles syriennes qui fuient ici ne menacent pas notre sécurité. Elles n’étaient pas impliquées dans les attentats terroristes de Paris, qui ont été préparés et commis par des hommes de nationalité française ou belge. Si on n’accueille pas les réfugiés humainement et respectueusement et si on ne les intègre pas à notre société, on risque de créer une nouvelle génération de « migrants-Molenbeek » que nous ne contrôlons pas. C’est là que réside le véritable danger.
À quel point cette crise menace-t-elle l’Europe?
Elle peut signifier la réussite ou l’échec de l’Union. L’Europe de l’Est et de l’Ouest sont divisées. Plusieurs états membres ont réinstauré les contrôles aux frontières, mais ils n’arrêtent pas les réfugiés. Au printemps, il y en aura de nouveau plus. Beaucoup de Syriens ont pensé longtemps que la guerre se terminerait et ont attendu cinq ans. À présent, ils craignent que la fin de la guerre soit encore loin et ils décident de fuir.
L’Occident attire également beaucoup de réfugiés économiques. Les renvoyer vous pose-t-il problème ?
Absolument pas. Mais il faut les traiter avec respect.
Certains leaders européens souhaitent réinstaurer des quotas de réfugiés pour permettre l’intégration.
Fixer des quotas n’est pas une bonne idée. Nous n’avons plus beaucoup d’amis au Moyen-Orient, et nous avons donc intérêt à accueillir les gens qui fuient l’État islamique. Il faudrait une approche européenne globale opérationnelle, où chacun fait sa part. À présent, il n’y a presque pas de réfugiés qui se rendent en France, hormis ceux qui sont coincés à Calais. La Suisse aussi doit faire davantage, tout comme les États-Unis et les États du Golfe.
Beaucoup de gouvernements ne veulent permettre le regroupement familial qu’après quelques années.
Je trouve ça terrible. Mon père est né en 1940. Quelques mois après sa naissance, sa mère a fui en France avec son bébé, alors que mon grand-père est resté. Finalement, ils ont pu revenir après la guerre, mais supposez qu’ils n’aient pas pu et que la famille n’ait pas pu être réunie pendant des années. C’est impensable, non ?
Dernièrement, j’ai rencontré un homme irakien qui souhaitait retourner dans son pays dévasté, parce qu’il avait entendu que le regroupement familial était impossible. Il ne pouvait pas vivre avec cette pensée alors qu’il savait qu’en retournant il mettait sa vie et celle de sa famille en jeu. En Irak, on ne rigole pas avec les réfugiés qui reviennent.
Une façon d’arrêter le flux de réfugiés, c’est de mettre fin à la guerre en Syrie, ce qui est possible uniquement en envoyant des troupes au sol ou en engageant des négociations.
On a parlé trop longtemps d’une solution militaire au conflit. C’est un échec. Pire, c’est la raison pour laquelle la guerre a dégénéré en conflit régional. En Afghanistan, la solution militaire a mal tourné malgré un coût de 800 milliards d’euros. Aujourd’hui, les talibans occupent une plus grande région d’Afghanistan qu’avant l’invasion américaine en 2001, et leur influence augmente tous les jours. Il faudra faire cesser la guerre par voie diplomatique, nous allons devoir accepter des compromis difficiles.
Le président Bachar Al-Assad pourra-t-il jouer un rôle après la guerre ?
C’est très difficile pour l’opposition syrienne. L’homme a beaucoup de sang sur les mains et nous devons établir clairement qu’il y a un avenir en Syrie pour l’opposition et les autres groupes de minorités. Ils ne peuvent subir le sort de la communauté yézidie, la minorité chrétienne en Irak. Il faut plus de participants à la table des négociations. Il faut représenter les femmes syriennes et les groupes qui ont longtemps refusé de prendre les armes dans le conflit.
Vous avez amené Slobodan Milosevic devant le tribunal de Yougoslavie à La Haye. Souhaitez-vous traîner Assad devant la Cour pénale internationale ?
Il est très important qu’Assad ne bénéficie pas de l’immunité pour les crimes odieux qu’il a commis dans son pays.
Vous avez l’intention de le poursuivre?
Évidemment! Les dictateurs, les meurtriers de masse et certainement leurs commandants de rang inférieur doivent savoir qu’ils ne peuvent jamais se prévaloir de l’immunité pour leurs crimes. On doit tout faire pour les mettre derrière les barreaux, même si parfois on devra conclure des accords temporaires avec eux.
Dernière question, vous sentez-vous belge?
Quand les gens me demandent d’où je viens, je réponds toujours : de Belgique. J’en suis fier, même si malheureusement mon néerlandais n’est plus très bon. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de mal à récupérer ma nationalité belge. Je l’avais perdue quand je suis devenu américain. Pour l’instant, mes trois enfants n’ont pas encore la nationalité belge parce que je n’habite pas en permanence en Belgique. L’employé du guichet m’a rassuré : « Ce n’est pas à cause de vous, monsieur, mais à cause des Congolais. D’abord il y a le père qui vient, et puis il veut la nationalité belge pour sa femme et ses douze enfants. » (rires)
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