« Le 4 août 1789, la France tombe amoureuse de l’égalité »
Dans Les Pathologies politiques françaises, le politologue Alain Duhamel dépeint les fièvres et les langueurs qui embrasent ou éteignent la fibre nationale et les comportements électoraux de nos voisins. Parmi ces vices de constitution, l’égalitarisme.
Alain Duhamel (photo), qui s’apprête pourtant à commenter sa dixième élection présidentielle, change de métier : à 76 ans, le voici qui embrasse une carrière de toubib… Tour à tour généraliste et neurologue, homéopathe et chirurgien, psychanalyste et psychiatre, parfois médecin légiste, il sert de multiples disciplines, mais un seul patient, la France. Ou plutôt ce malade pas si imaginaire, aux 44 millions de têtes et de coeurs, qui s’appelle l’électorat français. Pour mieux diagnostiquer ses troubles d’aujourd’hui, Dr Duhamel l’ausculte à travers les âges, et remonte aux racines du mal, aux racines des maux. Inconstance, déclinisme, nationalisme, conservatisme, intellectualisme, discorde… Les pathologies politiques françaises sont, selon lui, au nombre de huit – une de plus que les péchés capitaux, une de moins que les muses… Parmi celles-ci, l’une est plus nocive que les autres, non par sa virulence, mais par sa malignité : c’est l’égalitarisme. La France voulait se grandir en devenant la patrie de l’égalité ; elle se rabougrit en étant le bunker de l’égalitarisme.
EXTRAIT
C’est Tocqueville qui l’écrit : la liberté n’a vécu que quelques mois sous la Révolution, dès octobre 1789 la passion de l’égalité l’emporte. Effectivement, si le 14 juillet 1789, devenu par la suite le jour de la fête nationale, symbolise l’accession aux libertés, la nuit du 4 août, quelques semaines plus tard, théâtralise le triomphe de l’égalité. C’est cette nuit-là que l’Ancien Régime a réellement disparu et c’est cette nuit-là que, dans une joie indescriptible, avec des déferlements de générosité et de liesse que l’on ne retrouvera jamais depuis avec une telle intensité, l’égalité réussit son entrée solennelle à la tête des passions françaises. […] On abolit donc les ordres et les corps, bientôt ce sera la disparition des corporations. On supprime les exemptions fiscales, les immunités judiciaires abhorrées par le tiers état. On brûle les » terriers « , ces registres des droits seigneuriaux, on brûle d’ailleurs parfois les châteaux avec, et on pillera beaucoup. On liquide les privilèges, les bénéfices, les droits de chasse, les colombiers, les champarts, les jurandes.
C’est la fin d’une époque, la fin d’une société, bientôt la fin d’un régime, sinon la fin d’une mémoire et d’une histoire »
C’est la fin d’une époque, la fin d’une société, bientôt la fin d’un régime, sinon la fin d’une mémoire et d’une histoire. Tout n’est pas métamorphosé, certes, en une nuit, ni même en une révolution. Les citoyens, cependant, deviennent alors juridiquement libres et égaux devant l’impôt et l’accès aux fonctions publiques. Bientôt ce sera l’égalité successorale, puis le Code civil du Consulat. Les sans-culottes ont chanté La Carmagnole en insistant sur leur refrain fétiche, » tous à la même hauteur, voilà le vrai bonheur « . Robespierre s’est écrié dans un mouvement d’enthousiasme : » La royauté est anéantie, la noblesse et le clergé ont disparu, le règne de l’égalité commence. » C’était excessif, mais ça n’était pas faux. Dans la nuit du 4 août, la France est tombée amoureuse de l’égalité et, si inconstante pourtant dans tant de domaines, elle ne s’est jamais départie de cette passion-là. […]
Jules Ferry, le gouvernant le plus mémorable de la IIIe République au XIXe siècle, s’écriait : » L’égalité, c’est l’essence même et la légitimité de la société à laquelle nous appartenons. » Maurras, le doctrinaire de l’extrême droite, l’inspirateur de l’Action française, lui répliquera plus tard : » L’égalité ne peut régner qu’en nivelant les libertés. » C’est en effet, poussé au paroxysme, le grand clivage idéologique entre la gauche et la droite qui va traverser à son tour le XXe siècle français : la gauche porte les couleurs de l’égalité, la droite arbore celles des libertés. […]
En matière d’égalité, la France est réellement en flèche. Elle est, à coup sûr, la société la moins capitaliste d’Europe et même la société la plus anticapitaliste d’Europe. Dit autrement, elle est ou elle veut être la nation la plus égalitaire d’Europe. Elle y parvient. Selon l’OIT (Organisation internationale du travail), la France est, avec le Danemark, le pays au monde qui consacre la plus grande part de sa richesse nationale à la protection sociale : 33 % de son produit intérieur brut. Aucune autre nation ne fait plus. Ce chiffre record s’explique en particulier par un accès au système de santé plus complet que partout ailleurs et par le financement largement public des retraites. Nulle part l’accès aux soins n’est aussi complètement ouvert, nulle part la couverture sociale n’est plus large, Sécurité sociale et mutuelles incluses. Quant aux retraites, les Français les touchent à la fois plus tôt et plus longtemps que les autres. Selon l’OCDE, les Français perçoivent leurs retraites cinq ans de plus que la moyenne des citoyens des autres pays industriels. Ils quittent leur travail plus tôt et vivent en moyenne plus longtemps.
On peut discuter de l’efficacité du modèle social français, on peut contester sa lourdeur, tourner en ridicule sa lenteur ou ses dérives bureaucratiques, s’interroger même sur son archaïsme, mais s’il y a un point que personne ne peut de bonne foi mettre en doute, c’est sa générosité. En matière d’égalité sociale, certains pays font sans doute mieux, en Scandinavie notamment, mais aucun ne fait autant. […]
Cela passe, chacun le sait, par une fiscalité d’un poids, d’une complexité, d’une exigence, d’une imagination sans pareils. Avec un taux de prélèvements (impôts et cotisations sociales) de 47 %, la France se situe en tête de toutes les nations, très loin devant les pays anglo-saxons, à bonne distance de l’Allemagne et de nos principaux concurrents, à des années-lumière des pays émergents et même devant les pays scandinaves, ces social-démocraties protestantes si férues de morale et d’équité, à la seule exception, toujours, du Danemark. En matière de fiscalité, la France n’a pas vraiment de rival. Elle est le pays le plus taxé du monde avec une justification, un objectif proclamé : l’égalité au sein de la société. Les impôts et les cotisations sociales tracent dans l’idéologie française le chemin qui mène le plus naturellement à l’idéal égalitaire. La France est, en ce sens, la nation-égalité. […]
Le culte de l’unité, infusé tout au long de la monarchie, a, par une continuité en apparence paradoxale, pris figure de religion officielle sous la Révolution. La grande historienne Mona Ozouf fait même du » culte de l’Un » le coeur du jacobinisme, et Michelet (NDLR : autre grand historien français) transforme la » machine jacobine » en creuset unificateur. Ici, la spécificité française de l’Etat-nation fait sentir tout son poids. L’obsession de l’unité nationale crée de toute évidence un terrain favorable à l’idéologie de l’égalité et même, vestige de la nuit du 4 août, à la tentation de l’égalitarisme. En témoigne d’ailleurs la propension des Français à se définir tous comme des membres des classes moyennes, même s’ils appartiennent aux catégories les plus aisées ou aux milieux les plus déshérités. Personne ne veut apparaître plus inégal que le voisin. Pour peser beaucoup plus ici que hors de nos frontières, l’égalité est cependant loin d’apparaître victorieuse ou irrésistible. Elle constitue une idéologie sociale plus qu’une réalité sociale, une vérité relative plus qu’une vérité absolue. L’égalité française est authentique, elle est loin d’être intégrale. Elle constitue une norme, pas un aboutissement. Elle rencontre encore beaucoup d’obstacles sur son chemin et, malgré sa force, continue à en rencontrer peut-être même de plus en plus au fur et à mesure qu’elle progresse. Tout se passe comme si en avançant elle ralentissait inexorablement, comme si ses progrès se heurtaient à des limites de plus en plus infranchissables, comme si l’égalité se dérobait devant les structures de la société, comme si l’égalitarisme inquiétait ou dérangeait plus qu’il ne mobilisait ou encourageait, voire comme si finalement l’égalité était un horizon qui fuit quand on avance. […]
La France est donc à la fois le pays pour lequel l’égalité compte le plus et le pays où le sentiment d’inégalité est le plus élevé. Près de 8 Français sur 10 pensent la société de plus en plus injuste. En 2013, 87 % jugent que les inégalités ont augmenté au cours des cinq dernières années et 83 % qu’elles vont continuer à le faire dans les années à venir. La majorité des Français (52 %) pense qu’on ne peut pas arriver au sommet sans être corrompu. Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, ils ne sont que 20 % à partager ce sentiment. Il y a donc en France une crise de l’égalité qui s’ajoute à toutes les autres formes de la crise, une perception de l’inégalité sociale plus sombre qu’ailleurs.
Les Pathologies politiques françaises, par Alain Duhamel. Plon, 240 p.
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