L’Ukraine a rejeté toute responsabilité dans l’attaque de drones du 30 mai à Moscou. Elle accroît pourtant la nervosité côté russe. © belgaimage

«L’armée ukrainienne peut attaquer n’importe où» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les Russes sont face à un «dilemme imposé», analyse le spécialiste des questions de défense Joseph Henrotin. Il résulte de l’habileté des manœuvres de l’Ukraine.

Attaques sur les lignes arrière de l’armée russe, frappes de drones à l’intérieur de la Russie, y compris à Moscou, incursion de groupes d’opposition russes dans la région de Belgorod… Voyez-vous là les indices de l’imminence de l’offensive ukrainienne annoncée?

Les indices d’une offensive, oui. De son imminence, cela dépend. Depuis un mois, on peut dire que les Ukrainiens sont en mesure d’attaquer dans deux heures, dans deux jours, dans deux semaines ou dans deux mois. Ils multiplient leurs actions très intelligemment parce que, à chaque fois, ils donnent des indications sur l’endroit à partir duquel ils pourraient attaquer. Vous me rétorquerez qu’il n’est pas très malin de dire où l’on attaquera. Certes, mais la ligne de contact entre les deux armées mesure 1 300 kilomètres à l’intérieur de l’Ukraine. Cette multiplication d’attaques amène les Russes à penser que les Ukrainiens pourraient mener une offensive à tel ou tel endroit. Ils sont donc sur les dents. De surcroît, en opérant des incursions sur le territoire de la Russie, les Ukrainiens attirent la réserve de l’armée russe, occupée à faire la chasse aux assaillants. Elle est beaucoup moins disponible pour aller renforcer les trous que l’armée russe pourrait avoir lors de l’offensive ukrainienne. Les Russes sont face à un dilemme imposé. Ils savent que leurs adversaires ont un nombre suffisant d’unités pour potentiellement mener plusieurs offensives.

L’armée russe a perdu en expérience alors que l’armée ukrainienne en a gagné.» Joseph Henrotin, rédacteur en chef de la revue Défense & sécurité internationale.

De quels effectifs disposent les Ukrainiens pour les mener?

Ils ont constitué neuf brigades, désormais équipées et formées. Des vidéos ont montré leur entraînement dans l’ouest du pays. Ils peuvent aussi compter sur quatre brigades de la garde nationale, qui est une armée en soi. La garde nationale dite offensive est celle qui doit reprendre la Crimée. Selon les Ukrainiens, son équipement est pourvu, sa formation est terminée. A cela, il faut ajouter les brigades engagées dans le conflit. Certaines ont été dissoutes en raison des pertes humaines subies. Mais 80% de celles en service avant la guerre ont été reconstituées. Même si certaines seront mobilisées aux frontières, notamment celle au nord avec le Bélarus, cela constitue une force conséquente.

Peut-on estimer le nombre d’hommes que représente cette force?

L’armée ukrainienne a commencé la guerre avec à peu près 1,2 million d’hommes. Entre-temps, il y a eu une nouvelle levée du service militaire, l’engagement de nouveaux volontaires, la montée en puissance des unités territoriales… Des pertes ont aussi été enregistrées. Je pense qu’il est raisonnable d’affirmer que l’armée ukrainienne compte aujourd’hui entre 800 000 et un million d’hommes, tous membres confondus. On parle donc aussi des logisticiens et des comptables. En face, les Russes comptent entre 200 000 et 250 000 hommes. L’armée russe de février 2022 n’existe plus. De nombreux soldats ont été tués ou blessés définitivement. Des mobilisations discrètes et une officielle, en septembre 2022, ont certes été opérées. Mais ces recrues ont été très mal formées, notamment parce que beaucoup d’instructeurs ont été très tôt engagés dans la guerre. L’armée russe a perdu en expérience alors que l’armée ukrainienne en a gagné.

Joseph Henrotin
Joseph Henrotin © National

Les Russes ont-ils profité du relatif gel du conflit, hormis à Bakhmout, pour renforcer leurs lignes de défense?

Ils ont pris Bakhmout et Soledar, mais pas grand-chose de plus. Leur offensive d’hiver a fait pschitt. Elle n’a pas créé de rupture dans le dispositif ukrainien. Par contre, ils ont multiplié ces dix derniers mois la construction d’ouvrages défensifs tout au long des 1 300 kilomètres de la ligne de contact. Le problème, pour eux, est qu’un ouvrage défensif ne fonctionne que s’il y a du personnel et du matériel pour l’armer. Sinon ce n’est qu’une tranchée. Un coup de bulldozer et trois tirs d’artillerie font le travail pour la surmonter. En vertu des normes de l’Otan, il faut 200 000 hommes pour défendre un front de trente kilomètres entre la force de contact, celle qui assurera le gros des opérations et la réserve.

Le renseignement russe ne peut-il pas déceler une concentration de troupes, préalable à une offensive?

Les Russes disposent de deux satellites optiques: un de plus de dix ans, probablement hors service, et un autre datant de 2015 dont on doute de l’opérationnalité. Les Russes sont globalement aveugles. Cela explique que leur campagne de bombardements aériens a été si erratique. Par ailleurs, ils n’utilisent plus trop leurs avions de reconnaissance. Leur système électronique terrestre, en revanche, reste performant. Il peut servir à faire du brouillage, pas nécessairement à procéder à de l’interception de signaux. Les concentrations d’armements ukrainiennes s’opéreront hors de la portée des yeux des microdrones que les Russes utilisent sur le champ de bataille avec une zone de percée de quinze à trente kilomètres. A un certain moment, les Ukrainiens se mettront en route. Deux heures plus tard, ils auront franchi les trente kilomètres. Quand ils seront sur la ligne de contact, il sera trop tard pour les Russes pour rameuter tout leur dispositif sur cette zone.

Quelle pourrait être cette «zone»?

On n’est pas à l’abri de surprises. On dit que les Ukrainiens ont perdu Bakhmout. Mais leur objectif n’était pas nécessairement de conserver la ville par principe. Un gros volume de troupes russes, du groupe Wagner et de l’armée, est concentré dans ses arrières. Les Ukrainiens pourraient très bien se dire que «les pieds dans la porte» qu’ils ont mis en se positionnant au nord et au sud de la ville, leur permettront de passer et d’aller taper directement non pas des zones de vulnérabilité mais un centre de gravité des forces russes. Politiquement parlant, ce serait aussi intéressant parce que les oblasts de Donetsk et Louhansk ont été les premières zones, avec la Crimée, où les Russes ont été actifs en 2014. Et la ville de Donetsk n’est pas très éloignée de Bakhmout. Ce n’est qu’une hypothèse. La force des manœuvres de l’armée ukrainienne est qu’elle peut littéralement attaquer n’importe où.

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