L’Allemagne veut dépénaliser le «vol» dans les poubelles des supermarchés
Le gouvernement d’Olaf Scholz envisage de mettre fin aux poursuites pour «chapardage» de la nourriture jetée par les supermarchés. La pression des activistes antigaspillage est de plus en plus forte.
Chaque matin, Barbara et Gisela, deux retraitées berlinoises, se rendent à vélo dans un supermarché du sud-ouest de la capitale. Coincées entre la rampe d’accès pour les camions de livraison et une issue de secours, les poubelles du magasin sont alignées contre la façade de brique. Chaque jour de la semaine, sur un petit coin de pelouse, les vieilles dames font le tri entre barquettes de légumes et de fruits, yaourts périmés, bouquets de fleurs un peu défraîchies et raviers de fromage. «J’ai une toute petite retraite, explique Barbara, 75 ans. Je connais les vendeuses, elles sont vraiment gentilles. Elles déposent les articles périmés et les invendus dans des cagettes en plastique, à notre attention, parce qu’elles savent qu’on fera le tri soigneusement et qu’on ne laissera rien traîner par terre. Quand nous avons terminé, on jette tout ce qui ne nous intéresse pas dans la poubelle.»
Chaque matin, les deux retraitées rentrent chez elles, les sacoches des vélos bien remplies. Barbara est surtout intéressée par les légumes et invente des recettes de soupes en fonction de ses trouvailles du jour. Gisela, elle, a une préférence pour les laitages. L’activité des deux septuagénaires peut sembler triste et tout à fait inoffensive. En Allemagne, elle est illégale… Du moins aujourd’hui, car les choses pourraient changer prochainement. Le gouvernement d’Olaf Scholz veut en effet dépénaliser le containern, littéralement le fait de se servir dans les poubelles, notamment celles des supermarchés.
«Vol qualifié» dans les poubelles
Chaque année, onze millions de tonnes de nourriture sont jetées en Allemagne, dont 7%, un peu moins d’un million de tonnes, par les supermarchés. Pourtant, se servir dans les poubelles des grandes surfaces relève juridiquement du vol, passible d’une amende – voire de prison –, en cas de «circonstance aggravante», par exemple franchir une clôture ou faire sauter le verrou qui ferme la plupart des poubelles des supermarchés du pays.
J’ai une toute petite retraite. Je connais les vendeuses. Elles déposent les articles dans des cagettes en plastique, à notre attention.
Caro et Franzi, deux activistes bavaroises, en savent quelque chose. En 2018, elles ont été arrêtées par la police près de Munich, alors qu’elles venaient de pêcher de nuit dans la poubelle d’une grande surface «des jus de fruits, du chocolat, des yaourts, du fromage empaqueté même pas périmé et une barquette de trois poivrons rouge, jaune et vert, dont un abîmé», énumère Caroline Kuhn, dite Caro, une vétérinaire de 31 ans, étudiante au moment des faits. «C’était ma première expérience avec la police, et elle a été très traumatisante, résume la jeune femme. Ils nous ont même fouillées pour voir si nous étions armées! Dès le lendemain, nous avons reçu une ordonnance pénale pour vol qualifié. J’ai été condamnée à 1 200 euros de pénalité avec sursis et à huit heures de travaux d’utilité publique. Avec Franzi, nous avons fait appel. Notre cas est allé jusqu’à la Cour constitutionnelle, mais elle ne nous a pas donné raison.»
En Allemagne, le vol d’ordures reste un vol. Particulièrement dans le sud du pays, en Bavière, au Bade-Wurtemberg et en Saxe, où on ne plaisante pas avec ce genre de délits. Soutenues par l’association Campact, Caro et Franzi ont lancé une pétition, qui a rassemblé près de 200 000 signatures, qu’elles ont remise à différentes instances politiques «pour faire bouger les choses. On n’a rien fait de grave, et il faut lutter contre le gaspillage», insiste Caro.
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«Désobéissance pour injustice»
Le fait de se servir dans les poubelles des supermarchés est pour bien des activistes un moyen de protester contre le gaspillage. Le groupe Facebook «Containern in Berlin» compte près de 6 500 membres, qui échangent des informations sur les supermarchés dont les poubelles sont les plus faciles d’accès.
«Cela peut paraître absurde mais se servir dans les poubelles est un délit, confirme le juriste Boris Burghardt. Les Länder conservateurs du sud sont particulièrement stricts avec ce qu’on pourrait appeler la “désobéissance pour injustice”, des délits qui sont en général le fait d’activistes alternatifs, plutôt de gauche. Dans le nord de l’Allemagne, notamment dans les villes-Etats comme Hambourg, Berlin ou Brême, les procureurs classent en général ces affaires sans suite.»
Lutter contre le gaspillage alimentaire est depuis des années l’une des priorités affichées par tous les gouvernements qui se succèdent à Berlin. Sans grand résultat jusqu’à présent. Et si le ministre de la Justice, le libéral Marco Buschmann, et son collègue de l’Alimentation et de l’Agriculture, le vert Cem Ozdemir, ont annoncé leur intention de dépénaliser le vol dans les poubelles des supermarchés, les chaînes de distribution, elles, continuent de lutter contre le projet au nom de l’hygiène et du risque pour les distributeurs de s’exposer à des poursuites, en cas d’incident sur la santé des «voleurs» qui auraient ingurgité des aliments périmés. «C’est un argument alibi, tranche Boris Burghardt. Il serait très facile d’exclure la responsabilité civile des supermarchés!»
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Le projet du gouvernement allemand ne prévoit pas à proprement parler de dépénaliser le «vol» dans les poubelles, mais plutôt de mettre fin aux poursuites par les procureurs à travers tout le pays. Des discounters aux chaînes bio, les grands acteurs du secteur sont opposés au projet de Berlin et soulignent qu’ils luttent déjà contre le gaspillage par le biais des Tafeln, ces associations qui collectent les invendus des supermarchés pour les distribuer aux plus démunis. De leur côté, les militants réclament un texte qui irait plus loin que le projet de Berlin, à l’image des réglementations française, italienne et tchèque. Dans ces trois pays, le gaspillage de nourriture par la grande distribution est interdit. En France, une loi de 2016 contre le gaspillage alimentaire défend aux grandes surfaces de plus de 400 m2 de jeter de la nourriture ou de rendre leurs invendus impropres à la consommation. L’Union européenne s’est donné pour objectif de réduire de moitié, d’ici à 2030, les 88 millions de tonnes de nourriture gaspillées chaque année dans ses pays membres.
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