Franklin Dehousse
L’affaire Goulard, symbole de la corruption morale croissante en Europe
Le rejet de la candidate française au poste de commissaire démontre que le Parlement européen élève le double discours sur les bonnes pratiques au rang de discipline olympique.
Sylvie Goulard a été parlementaire européenne de 2009 à 2017. De 2013 à 2016, elle a aussi reçu de l’institut Berggruen (financé au travers des Bahamas) par un fonds d’investissement « vautour » (financé par les Îles vierges), la somme de quelque 350 000 euros pour organiser des réunions. Elle ne fournit ni d’autres justifications réelles, ni des pièces, ni un véhicule juridique (des refus qui laissent présager d’autres choses). Pendant cette période, Goulard siégeait à la commission parlementaire des Affaires économiques et monétaires, pas vraiment étrangère aux questions de régulation financière. Tels sont les faits, simples.
Elément marquant : ni le président français Emmanuel Macron, ni la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, ni Goulard elle-même ne les ont considérés comme un obstacle à la nomination comme commissaire. Encore plus marquantes sont les réactions après le refus de sa candidature par le Parlement européen. Emmanuel Macron : « Je ne comprends pas ». Amélie de Montchalin, la secrétaire d’Etat française aux Affaires européennes : « Une crise politique ». Le groupe Renew : « Politique nationale mesquine ». Tout cela est normal, bien sûr. Le plus fascinant demeure toutefois la capacité des parlementaires de sanctionner Goulard candidate commissaire, pour un comportement qui, quand elle était Goulard parlementaire, ne leur posait strictement aucun problème. Ca, c’est du grand art !
Chaque institution a ses hypocrisies. Les gouvernements au Conseil européen invoquent la rigueur budgétaire, mais quand il s’agit de multiplier les membres des institutions pour nommer davantage, adieu la rigueur. La Commission donne des leçons de bonne gouvernance au monde entier. En même temps, elle nomme son secrétaire général par une procédure illégale (il est vrai qu’il avait promis d’améliorer les bénéfices des commissaires à leur sortie de charge). Et elle laisse les anciens commissaires, à commencer par José Manuel Durao Barroso, sautiller au-dessus des limites de l’éthique. Selon un superbe jugement européen récent (20/9), la Cour européenne de justice a) refuse de communiquer tous les ordres de mission de voitures et chauffeurs officiels de ses membres (à l’opposé total de la Commission), b) décide sur l’éthique des juges sans information, sans débat et sans écrit (ce qui va provoquer un intérêt torride en Hongrie et en Pologne), et c) a vu liquider toutes ses archives par son ancien président, sans que son successeur estime devoir faire quoi que ce soit pour les reconstituer. Néanmoins, selon les juges européens, rien de tout cela ne justifie la moindre sanction. Quant à la médiatrice, elle poursuit les plaintes qui avantagent son profil médiatique, et abandonne froidement d’autres pour des motifs juridiques loufoques. Beaucoup (pas tous, heureusement) de membres des institutions savent trouver de petits arrangements si nécessaire. « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » devient la vraie devise de l’Europe.
Dans ce domaine, le Parlement élève toutefois le double discours au niveau d’une discipline olympique. D’autres candidats commissaires possèdent une fortune d’origine inconnue (Dubravka Suica, PPE, en charge, cela ne s’invente pas, de la démocratie), ou ont eu plusieurs problèmes d’éthique (Josep Borrell, SD). Silence radio. Nombre de parlementaires ont davantage d’activités rémunérées que Goulard naguère, souvent susceptibles de provoquer plus de conflits d’intérêts avec des projets législatifs débattus. Pour donner un seul exemple, Elmar Brok, autre « grand Européen », a été très longtemps rétribué par le groupe Bertelsmann en participant à des débats législatifs essentiels pour l’entreprise. Silence radio. En abattant Goulard, le Parlement a surtout condamné … ses propres pratiques incestueuses d’immense temple du lobbying.
Le même Parlement, grand défenseur de la transparence – chez les autres -, refuse aussi obstinément de communiquer les frais remboursés aux parlementaires. Pour maintenir ce régime secret, il a d’ailleurs organisé un vote secret, lui aussi. De cette façon, aucun électeur ne sait comment ses représentants votent.
Le Parlement européen reflète ainsi la confusion de plus en plus grande entre la politique et le business en Europe. Il y a d’ailleurs de nombreux autres exemples. Schröder comme valet de Poutine. Sarkozy et son obsession pour le fric, Fillon et sa garde-robe offerte par des sponsors. Blair reconverti comme défenseur de luxe des dictateurs après les avoir stigmatisés comme Premier ministre. Barroso comme représentant de Goldman Sachs. La liste est longue, et Goulard apparaît comme le canari dans la mine.
On en aura bientôt la confirmation si Verhofstadt est désigné comme le président d’une nouvelle convention sur l’Europe. L’ancien premier ministre est en effet devenu le roi du lobbying européen. Il cumule un grand nombre de revenus privés avec la circonstance aggravante d’avoir été chef de groupe pendant 10 ans, avec donc une influence beaucoup plus forte sur toute la législation. Cerise sur le gâteau : il a aussi collaboré naguère avec l’institut Berggruen. Un profil idéal pour réconcilier le citoyen avec la vraie Europe. Sa désignation confirmera que Goulard a été abattue non pour améliorer la démocratie, mais pour donner un alibi afin de poursuivre en toute discrétion les pratiques délétères des parlementaires.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici