Franklin Dehousse
La très dangereuse cacophonie de l’Europe sur la Chine
Heureux qui, comme Xi Jinping, assiste sans cesse au grand cirque diplomatique de l’Europe en Chine. On peut parler d’une pantomime unique dans la Cité interdite.
Dans ce burlesque permanent apparaît d’abord Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission a récemment prononcé un discours intéressant (hyper-rareté à Bruxelles). Elle prône une stratégie ferme mais pondérée avec la Chine : la réduction des risques (Financial Times, 30/3/23). Vis-à-vis de la Chine, entre l’agressivité constante des Républicains américains et la servilité récurrente à la Macron, il existe une position intermédiaire à tenir. Le problème, comme souvent avec von der Leyen, vient de ce que les petites combines tactiques ont toujours priorité sur la grande stratégie.
Ainsi, dès 2019, elle avait relancé la négociation d’un accord sur l’investissement avec la Chine. Elle le fit sous la pression de Mme Merkel, comme toujours donnant la priorité sur toutes choses aux exportations, spécialement d’automobiles. Or, le renforcement de la dictature en Chine était déjà très visible à l’époque. Comme nous l’avions alors souligné, il n’existait pas de chance de voir l’accord approuvé (Le Vif, 19/3/21) .
De même, en 2023, von der Leyen a accompagné Macron en Chine. On comprend pourquoi. La présidente veut être nommée soit à l’OTAN, soit à un second mandat à la Commission. Elle n’a aucune chance sans Macron. Malheureusement, le voyage a tourné à la catastrophe, parce qu’elle n’a pas songé à l’alignement de leurs positions. Elle a ainsi étalé la subordination de son institution, et l’absence totale d’une position européenne. Elle a aussi révélé que son discours n’engageait qu’elle-même. Enfin, le renversement de von der Leyen sur la Chine a beaucoup à voir avec la volonté de se rapprocher des Etats-Unis, qui a elle-même beaucoup à voir avec une candidature à l’OTAN (moins dangereuse qu’à l’Union européenne, trop aléatoire).
Naguère, la présidente de la Commission avait déjà effectué des déclarations en zig-zag sur la propriété intellectuelle des vaccins contre le coronavirus, ou le rôle de son institution dans les armements. Dès lors, sa crédibilité apparaît en général faible. Malgré cela, le discours lui-même reste une lumerotte dans un sombre océan d’incohérence.
En effet, Charles Michel poursuit des calculs personnels du même type. Il tente d’évincer von der Leyen partout, et pas seulement sur un fauteuil à Ankara. Il veut se montrer sans cesse, alors qu’il ne dispose en réalité d’aucun pouvoir pour négocier. Cela provoque un lourd accroissement de dépenses publiques (Le Monde, 9/4/23). Meilleur exemple : la Chine, justement (Guardian, 13/4/23). Coût du seul voyage en avion : 460.000 euros (qu’on camoufle – merveille d’opacité – en donnant le coût du seul siège de Michel, alors qu’il se balade avec une suite de collaborateurs digne de Louis XIV).
Le principal problème toutefois reste ailleurs. Le président du Conseil diffuse ses propres messages, en contradiction avec ceux de von der Leyen. Dans le fil de la vieille diplomatie des grandes puissances, il se montre bien plus tolérant pour les excès de la Chine. Cet activisme à finalité narcissique aggrave fortement la cacophonie de l’Union européenne. Meilleur exemple de cette cacophonie : la Chine, précisément (Politico, 4/4/23). Ce faisant, Michel rompt avec la politique de discrétion de ses prédécesseurs Van Rompuy et Tusk, qui avaient avec intelligence adopté une stratégie bien plus modérée.
Même Borrell avait prévu de se rendre en Chine deux semaines après von der Leyen. Pour ajouter quoi ? On se le demande. Quoi qu’il en soit, une résurgence du coronavirus, qui semble le seul stratège intelligent de l’Europe à l’heure actuelle, en a décidé autrement. Le même Borrell insistait peu auparavant pour que les Etats membres envoient des navires de guerre dans le détroit de Taïwan (Politico (23/4/23). Encore une fois, cette position n’apparaît pas réfléchie. Quelles sont les ressources navales disponibles ? Quid des menaces directes sur les mers européennes (à commencer par les provocations répétées de la Russie) ? Quelle coopération entre ces navires ? Quelle coopération avec les Etats-Unis ? Quelles réactions autorisées en cas d’incident avec des navires chinois ?
Notre dislocation diplomatique ne s’arrête pas là, hélas. Les chefs de gouvernement se bousculent aussi à Beijing. Scholz y est allé, tenant un discours ambigu de méfiance stratégique et de coopération économique, en contradiction de plus avec sa propre ministre des Affaires étrangères. Laquelle est repassée à Beijing plus tard pour dire l’inverse. Macron vient d’y passer à son tour, effectuant une prestation désastreuse. On ne peut en énumérer ici toutes les fautes. La plus essentielle demeure toutefois d’avoir invité von der Leyen à l’accompagner, tout en développant un discours contraire, pour souligner « l’unité de l’Europe » (sic). L’acerbité des multiples réactions provoquées dans l’OTAN révèle la bêtise profonde de l’approche. De toutes les visites, celle de Macron a réussi l’exploit (difficile) d’être à la fois la plus agréable à Xi Jinping, et la plus désagréable à la plupart de ses partenaires.
On pourrait conclure que toute intelligence diplomatique a disparu de la classe politique européenne actuelle, s’il n’y avait eu la démarche de Pedro Sanchez. Le premier ministre espagnol a trouvé exactement la pondération requise. Il a émis quelques bruits positifs sur les (rares) phrases honorables du pseudo plan de paix chinois, puis il a répété avec précision la demande européenne d’un strict respect des frontières et des principes des Nations Unies. Cette initiative efficace a toutefois été moins remarquée, car elle ne visait pas d’abord à organiser un grand barnum publicitaire. Chacun a compris que les autres politiciens accordaient beaucoup plus d’importance à la promotion de leur personne qu’à celle de l’Europe. La diplomatie européenne pour le moment ressemble fort au « Lac des cygnes » interprété par des ballerines obsédées par leur image et défoncées au crack.
Toutes ces incohérences reflètent une incapacité de comprendre le nouveau contexte stratégique (et un cadre institutionnel inadapté). Pour la première fois depuis 1945, une guerre majeure se déroule sur le territoire européen, avec une puissance nucléaire, et sans perspective de fin rapide. Un changement existentiel. Dans cette situation, si la Russie constitue un danger immédiat, la Chine constitue un danger potentiel très réel. Depuis le début, elle soutient la Russie, par une expansion majeure de leur commerce bilatéral. Elle a absorbé quantité d’exportations russes d’énergie et de matières premières. Elle a aussi exporté des composants facilitant la production de certains armements. Récemment, une rencontre des ministres de la défense des deux pays a pris des initiatives visant à renforcer la coopération militaire. La Chine a encore supporté avec constance les circuits russes de désinformation sur la guerre. Dans ce conflit, elle constitue un acteur calme et discret, mais certainement pas neutre.
Les Européens savent cela. En revanche, ils savent aussi leur économie fortement dépendante de la Chine. Sous la guidance pseudo-éclairée de Merkel (et quelques autres), les entreprises européennes sont devenues des addicts non seulement du gaz russe, mais des productions chinoises. Faute d’affronter ce problème, les « leaders » adressent le plus souvent à la Chine un message composé à la fois de menace et de supplication, qui les rend ridicules.
Certains diront que cette pantalonnade ne prête guère à conséquence, hormis bien sûr ses dépenses publiques inutiles. Cela constitue une profonde erreur. L’extension de la guerre, en Ukraine ou à Taïwan, constitue un risque très réel. Au XXème siècle, plusieurs conflits essentiels ont été encouragés par une mauvaise communication (britannique en 1914 pour la première guerre mondiale, américaine en 1950 pour la guerre de Corée, et américaine encore en 1990 pour l’attaque irakienne au Koweit). L’étalage répété des incohérences européennes renforce en Chine la tentation d’une stratégie plus musclée. Si cela se produit, les élucubrations des derniers mois auront joué un rôle central.
Jusqu’ici, les dirigeants chinois n’ont pas sombré dans le même délire que Poutine, mais se montrent plus agressifs. Récemment, leur ambassadeur à Paris a encore déclaré la Crimée territoire russe, et a ajouté que les Etats issues de l’ex-URSS ne possédaient pas une réelle souveraineté. Après un torrent de protestations, Beijing a simplement déclaré qu’il s’agissait là d’une vision personnelle. Néanmoins, un ambassadeur n’exprime pas une telle position si elle ne circule pas dans sa capitale. Il faut d’ailleurs souligner qu’il n’a été sanctionné d’aucune manière. Si un ambassadeur européen venait déclarer à la télévision chinoise que la Chine n’a pas de souveraineté réelle sur Taïwan, et que l’ONU protège le droit des peuples à disposer eux-mêmes, on a peine à croire que la réaction de la Chine serait aussi paisible.
Au début mai, la Commission a présenté un nouveau document de réflexion sur la Chine (Euractiv, 12/5/23, donne de belles citations). Cette heureuse initiative, qui rentre dans ses prérogatives, a été critiquée par plusieurs Etats membres. A tort, car Borrell avait ici tout à fait raison. Les réactions montrent toutefois la persistance d’une faille en Europe. En gros, comme sur l’Ukraine, l’Europe occidentale trouve que la Commission en fait trop, et l’Europe orientale pas assez. Personne, comme d’habitude, ne se soucie réellement des moyens nécessaires.
L’Europe a connu plusieurs épisodes humiliants de ce type au cours des cinq dernières années. La Chine, comme beaucoup d’autres grandes puissances, applique avec régularité aux autres un traitement qu’elle ne supporterait pas qu’on lui applique. Il n’existe qu’une seule manière d’y échapper : présenter un front européen uni (avec des instruments réels à l’appui). Plutôt que de pérorer sans fin, les gouvernements européens feraient bien de s’y atteler enfin. Tant qu’ils n’y parviendront pas, l’Europe se portera d’autant mieux qu’ils voyageront et discourront moins. Quand on n’a rien de cohérent à dire, la meilleure diplomatie (ou la moins mauvaise) consiste à ouvrir le moins possible la bouche. Sinon, on ne fait qu’aggraver la menace qu’on prétend combattre.
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