La société anversoise Kreglinger liée à un trafic de bois?
Paul De Moor, administrateur-délégué de Kreglinger, et Kreglinger International sont pointés du doigt par l’ONG Global Witness pour détenir des parts dans une société d’exploitation de bois tropical, Nordsudtimber, dont les filiales congolaises ne respectent pas le droit forestier en RDC.
Fin juin dernier, l’ONG britannique Global Witness, spécialisée dans la lutte contre l’exploitation abusive des ressources naturelles, publiait un rapport interpellant intitulé » Echec total du système « . Durant deux ans, Jules Caron, chercheur pour l’ONG britannique Global a enquêté sur la société Nordsudtimber, basée au très opaque Liechtenstein et qui détient 40 000 kilomètres carrés de concessions forestières en République démocratique du Congo (la taille de la Suisse, environ). Selon le rapport, la société représente 60 % des exportations de bois tropical du pays. Plus de la moitié des espèces qu’elle exploite via ses deux filiales locales, Sodefor et Forabola, sont considérées comme vulnérables ou menacées selon la liste de l’Union internationale pour la conservation de la nature.
Selon Global Witness, 90 % de l’exploitation dans les vingt concessions forestières de la société seraient illégaux. L’ONG a scruté la quasi-totalité des contrats de Sodefor et Forabola avec l’Etat congolais. Parmi les infractions relevées, on retrouve l’absence de plan d’aménagement de vingt-cinq ans dans huit concessions attribuées entre 2011 et 2012, ce qui contrevient au code forestier congolais qui veut qu’un tel plan soit mis en place cinq ans après l’attribution d’une concession. Global Witness relève aussi des exemples » d’exploitation forestière en dehors des périmètres autorisés » constatés par images satellites, et le fait que neuf concessions ne seraient pas exploitées depuis au moins deux ans, ce qui implique qu’elles doivent être restituées.
Sodefor a déjà défrayé l’actualité congolaise. En 2010, 2011 et 2014, le site de Radio Okapi relayaient les tensions entre les populations locales et la société, qui était accusée de ne pas contribuer au développement local.
Qui est derrière Nordsudtimber, dont une immense partie du bois part vers la Chine et le Vietnam et environ 10 % vers le Portugal et la France ? Nordsudtimber appartient à trois sociétés : Precious Woods (5 %), une société suisse dont certains actionnaires sont des sociétés enregistrées dans des paradis fiscaux ; Realwood Establishment, société basée au Liechtenstein (70 %) ; et Kreglinger International (25 %). Des documents datant de 2007 consultés par Global Witness dévoilent l’actionnariat à cette époque de Realwood Establishment. On y trouve trois frères Portugais, José, João et Alberto Trindade, actifs dans l’exploitation forestière au Congo depuis les années 1980 et… un Belge au profil atypique : Paul De Moor. Installé au nord de la Tasmanie, De Moor est l’administrateur délégué d’une des plus anciennes et discrètes sociétés belges, Kreglinger Europe.
Des restes coloniaux
Fondée en 1797 et basée sur la Grand-Place d’Anvers, Kreglinger a démarré en commercialisant de la laine et des peaux de moutons. Elle s’établit en Argentine, Australie et Nouvelle-Zélande, grandes nations d’élevage, à la fin du xixe siècle avant de diversifier ses activités à la faveur de l’entreprise coloniale belge, en acquérant notamment de vastes plantations de café au Congo. Kreglinger est aujourd’hui active dans les ingrédients pharmaceutiques, les produits pour l’agrobusiness et le secteur alimentaire, les cosmétiques, la logistique. Au début des années 2000, le groupe se lance dans la viticulture, en Australie et en Tasmanie. Peu après, Paul De Moor s’installe à Launceston, au nord de la Tasmanie, et s’occupe du vignoble de Pipers Brook, propriété de Kreglinger.
Paul De Moor et le roi Philippe se connaissent. En 2012, alors toujours prince, Philippe, à la tête d’une délégation commerciale belge, crée une petite polémique en abandonnant ses compagnons de voyage à Sydney pendant deux jours. Motif : il est invité chez Paul De Moor. Il faut dire que le président du conseil d’administration de Kreglinger n’est autre que l’archiduc Carl Christian d’Autriche, marié avec Marie-Astrid du Luxembourg, fille de Joséphine-Charlotte, soeur du roi Albert II. Philippe et Carl Christian sont donc cousins.
Le groupe Kreglinger mentionne, dans une version » test » de son site Web (l’actuel ne contient qu’une adresse et quelques images), vendre des produits exotiques (caoutchouc, café, papaïne, une enzyme de la papaye), un » reste de l’ère coloniale « , mais pas du bois tropical. Pourtant, Paul De Moor est président du conseil d’administration de Van Huffel Houtinvoer, et Wim Arnouts et Dirk Laenen, respectivement directeur général et financier de Kreglinger, en sont les autres administrateurs. Selon une archive du Tijd, le groupe Kreglinger a racheté, en 1992, cette société spécialisée depuis 1870 dans le commerce de bois exotique. Depuis 2007, Van Huffel Houtinvoer n’a pas déclaré de chiffres d’affaires dans ses comptes annuels. Comme l’indique le dernier rapport de comptes déposé en 2017 à la Banque nationale, cette société n’a momentanément pas d’activités opérationnelles. Selon une source interrogée par Global Witness, Kreglinger aurait récupéré, en rachetant Van Huffel, des concessions et scieries qui auraient été revendues aux frères Trindade.
L’autre actionnaire de Nordsudtimber, Kreglinger International, est une société installée à Bâle et dans laquelle on retrouve Paul De Moor comme président du conseil d’administration, Sylvie Plouvier et Nicolas De Moor (son épouse et l’un de ses cinq enfants) et ses deux collègues chez Kreglinger, Wim Arnouts et Dirk Laenen.
Silence sur la forêt
Nous avons demandé à Paul De Moor s’il était toujours un des propriétaires de Realwood Establishment, qui détient 70 % de Nordsudtimber, et au groupe Kreglinger de confirmer si Kreglinger International détenait toujours 25 % de la même société. Aucune réponse à nos sollicitations, pas plus qu’à la question : De Moor et Kreglinger sont-ils au courant des infractions avancées par Global Witness ?
Sollicitées par l’ONG, Sodefor et Forabola, ont qualifié ses accusations de » non fondées « , tout en reconnaissant que des plans d’aménagement manquent. Quant au rôle de Paul De Moor et Kreglinger International, Alexandra Pardal, responsable de campagne forêts pour Global Witness, estime que » les actionnaires ont généralement des devoirs quant à la gouvernance d’une société, et doivent donc répondre des actions de celle-ci et de ses filiales, s’il s’avère qu’elles ont enfreint le droit national ou international. Ils devraient donc pouvoir dire s’ils étaient au courant de l’exploitation illégale par leurs filiales et justifier l’existence des sociétés coquilles qu’ils utilisent. »
Le secteur forestier congolais engendre à peine 8 millions de dollars de taxes par an, soulevant de nombreux questionnement d’ONG locales et internationales sur l’intérêt d’exploiter sa forêt tropicale, où la déforestation s’est intensifiée ces deux dernières décennies et où l’exploitation illégale demeure, selon le think tank britannique Chatham House, un problème d’envergure. Cette forêt constitue le deuxième poumon vert de la planète et un enjeu environnemental et politique majeur dans un contexte de changement climatique, par sa cruciale capacité de stockage du CO2.
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