La Russie recrute des Cubains pour la guerre en Ukraine: « Aidez-nous s’il vous plaît »
Le démantèlement d’un réseau de «mercenaires» à La Havane occulte-t-il la présence de soldats? Le gouvernement de Cuba dément.
Aux confins des localités de Cojímar et de Camilo Cienfuegos, à quelques minutes de La Havane, la population se passionne pour la dernière nouvelle du moment. Des Cubains à peine sortis de l’adolescence combattraient sur le front ukrainien.
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«Les pauvres petits, ils (NDLR: le gouvernement cubain) ont abusé d’eux», avance une femme. A Cuba, on ne nomme jamais le gouvernement par son nom. «Ils» est toujours utilisé. «Aidez-nous, s’il vous plaît, essayez de nous faire sortir [du front ukrainien] le plus vite possible, parce que nous avons peur», a déclaré sur les réseaux sociaux l’un des deux jeunes, âgé de 19 ans.
Essayez de nous faire sortir [du front ukrainien] le plus vite possible, parce que nous avons peur.
Passeports confisqués
Ils ont signé un contrat en langue russe, via les réseaux sociaux, pour travailler dans le secteur de la construction en Fédération de Russie. L’entente a été conclue à distance, avec une recruteuse russe nommée Elena. Les passeports des deux jeunes, partis de Varadero, ont été confisqués à leur arrivée en ex-URSS.
S’ils ont été envoyés sur le front ukrainien, ils ont pu faire part de leurs malheurs à leurs familles sur Facebook, lors de leur hospitalisation, après avoir été battus et torturés par les Russes, selon leurs dires. Le scandale a fait grand bruit, alors que l’implication de l’île communiste aux côtés de la Russie inquiète les habitants. Récemment, des soldats des forces spéciales cubaines se sont rendus au Bélarus pour participer à des entraînements avec l’armée locale.
Une filière ancienne
Ce type d’affaire n’est pourtant pas nouveau, mais grâce aux réseaux sociaux, tous les habitants de la plus grande île des Caraïbes sont désormais au courant des déboires de leurs compatriotes partis récemment en Russie. «Radio Bemba», la rumeur, a fait le reste.
Les Cubains n’ont pas besoin de visa pour se rendre à Moscou. Les relations entre les deux nations remontent aux débuts de la Révolution. Ils voyagent depuis des années en ex-URSS pour y acheter des biens de consommation, revendus au prix fort chez eux, ou pour y travailler.
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Emilio (1), un Havanais d’une trentaine d’années, s’est envolé pour Moscou en 2022 avec le projet d’y gagner suffisamment d’argent pour partir ensuite au Venezuela. Puis traverser les frontières des pays d’Amérique centrale, comme le font depuis deux ans des centaines de milliers de Cubains afin de gagner les Etats-Unis.
Un président « bobo »
En avril 2023, il nous confiait déjà: «Je travaillais dans le secteur du bâtiment avec un groupe de Cubains dans la banlieue de Moscou. Nous étions rémunérés trente dollars par jour, versés toutes les deux semaines. Tout se passait sans anicroche en Russie. On mangeait très bien, notamment de la viande, contrairement à chez nous. Personne ne parlait de la guerre, mais je voyais des vidéos sur Internet. Avec un camarade, nous avons tout de même été approchés pour nous engager dans la guerre en Ukraine.»
Et Emilio d’ajouter aujourd’hui, huit mois après son retour de Russie: «J’ai refusé d’être enrôlé. Ce n’est pas ma guerre. Si les Russes veulent que nous les aidions militairement, il faut qu’ils nous aident, qu’ils donnent à manger au peuple cubain. Notre président est totalement “bobo” (NDLR: stupide). Il aide la Russie en échange de miettes, un peu de nourriture et de soutien technique», estime le jeune homme.
Cubains bien formés
Emilio se sent très peu concerné par le conflit en Ukraine, à l’instar de nombreux jeunes. Des anciens ont participé aux guerres en Angola et en Ethiopie dans les années 1970 et 1980. Pour autant, les Cubains sont tellement désespérés par la situation économique désastreuse de leur pays que certains sont prêts à partir en Russie pour recevoir les deux mille dollars mensuels que les recruteurs de Vladimir Poutine leur promettent.
Jusqu’ici, aucun combattant cubain n’a pu revenir dans l’île du front ukrainien. La plupart sont morts, après avoir servi de chair à canon. Pourtant, les citoyens ne sont pas des néophytes dans le maniement des armes ; chacun accomplit deux années de service militaire.
Les proches de ceux qui sont partis se lamentent sur les réseaux sociaux et appellent le gouvernement à intercéder pour leur rapatriement dans l’île. Ce qui, à moins d’un accord entre les deux pays, semble improbable. Les jeunes Cubains ont signé un contrat de mercenariat et seraient condamnés à quinze ans de prison s’ils le rompaient. Le régime russe, lui, nie catégoriquement la présence de mercenaires et de soldats cubains dans les rangs de ses forces en Ukraine.
Dénoncés aux autorités
A Cojímar, Alina, bibliothécaire, évoque le cas d’un couple d’amis cubano-russe qui, après être parti vivre en Russie voici deux ans, a dû fuir en catastrophe l’ex-URSS au moment de l’invasion russe de l’Ukraine. «L’homme était originaire de Cojímar, marié à une Russe, mais lorsque la guerre a commencé, les Russes ont voulu l’enrôler. Le couple s’est enfui à Cuba chez les parents de l’homme pour échapper à la guerre. Ces derniers, communistes, les ont dénoncés au gouvernement cubain.
Des agents de la Seguritad (la sécurité d’Etat) ont expulsé le jeune couple de la maison des parents. Le couple a dû fuir de nouveau en catastrophe vers le Honduras, avec la peur d’être arrêté et envoyé en Russie», assure Alina.
Pourquoi risquer de se mettre encore davantage à dos le Canada, qui nous envoie le plus de touristes?
Des arrestations à Cuba
Les relations entre Cuba et la Russie sont excellentes, mais contrairement à l’époque de l’ex-URSS, les deux pays ne partagent plus la même idéologie.
La Russie n’est plus un pays communiste et, à la différence des années 1980 et même 1990, les Cubains n’apprennent plus le russe à l’école, même si la télévision d’Etat cubaine, le Canal Educativo, dispensera à nouveau des leçons dès cet automne. «J’utilisais une application de traduction sur mon téléphone lorsque j’étais en Russie», confie Emilio.
Les Cubains se rendent sur le front ukrainien, désespérés, pour toucher un pactole, prêts à accepter n’importe quoi, sans bien savoir ce qui les attend. Le ministère cubain des Relations extérieures a condamné le recrutement sans toutefois nommer explicitement le gouvernement russe: «Le ministère de l’Intérieur a détecté et travaille à la neutralisation et au démantèlement d’un réseau de trafic d’êtres humains qui opère depuis la Russie pour incorporer des citoyens cubains qui y vivent, et même certains de Cuba, dans les forces militaires participant aux opérations de guerre en Ukraine. […] Cuba a une position historiquement ferme et claire contre le mercenariat et joue un rôle actif au sein des Nations unies dans le rejet de cette pratique. […] Cuba ne fait pas partie de la guerre en Ukraine», a-t-il indiqué.
Coopération renforcée
Pour faire bonne mesure, les autorités cubaines ont procédé, le 8 septembre, à l’arrestation d’un groupe d’une petite vingtaine de personnes accusées de pratiquer le trafic d’êtres humains à destination de la Russie. Si La Havane a dénoncé un «trafic d’êtres humains», cette condamnation ne convainc pas les habitants.
Cuba et la Russie n’ont cessé de renforcer leur coopération militaire depuis dix-huit mois, et rien n’échappe au régime dans l’île. Pedro, un Havanais, illustre: «Nous sommes rue San Rafael, à La Havane. Tout le monde surveille tout le monde. Ici, on retrouve le voleur, le proxénète, la prostituée, le travesti, le chivaton (NDLR: le dénonciateur), l’homme des services de renseignement qui surveille le chivaton et celui qui surveille l’homme des services de renseignement. Tout cela pour dire qu’à Cuba, rien, absolument rien, n’échappe au gouvernement. Dans cette histoire des jeunes envoyés en Russie, le gouvernement était parfaitement au courant.»
Des soldats sur le front?
D’autant que des rumeurs courent sur la présence de soldats cubains, pas seulement des mercenaires, sur le front ukrainien. Ce que démentent les autorités cubaines. «C’est un jeu entre le président Miguel Díaz-Canel et les Russes. Il est parfaitement au fait de ce qui s’est passé. Il est le premier à vouloir envoyer des Cubains combattre en Russie, mais il ne peut pas le dire publiquement», assure un Havanais en colère.
Des militaires russes ont reconnu récemment qu’il existe des bataillons de soldats et de mercenaires cubains en Russie. «Pourquoi risquer de se mettre encore davantage à dos les Etats-Unis, mais aussi l’Europe et le Canada, qui nous envoie le plus grand nombre de touristes? Sans les Canadiens, les Cubano-Américains, les Italiens et les Espagnols, nous sommes cuits», se désole Alina.
Les initiatives de Cuba sont soumises à des pressions contradictoires. Le régime a besoin du soutien alimentaire et pétrolier des Russes. Mais il ne peut pas prendre le risque de voir ses relations ternies avec les nations occidentales…
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