La progression de l’extrême droite en Europe est-elle irrésistible?
Composante dominante du gouvernement italien, soutien indispensable à l’exécutif suédois: l’extrême droite poursuit son évolution à travers l’Europe et voit sa place dans l’exercice du pouvoir légitimée. L’analyse de Benjamin Biard, du Crisp.
Chargé de recherche au Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), le spécialiste de l’extrême droite Benjamin Biard décrypte les récents succès de la droite radicale en Europe et leur impact.
L’accession de Giorgia Meloni à la tête du gouvernement d’un des trois plus puissants Etats de l’Union européenne marque-t-elle un nouveau palier dans la banalisation de l’extrême droite sur le continent?
Ce n’est pas la première fois que l’extrême droite accède au pouvoir en Italie. Elle l’avait déjà fait en 1994 avec l’Alliance nationale, l’ancêtre, d’une certaine manière, de Fratelli d’Italia. Il est vrai cependant que l’accession de Georgia Meloni au poste de Première ministre, elle qui est issue d’un parti avec une filiation fasciste, démontre que l’extrême droite parvient encore à poursuivre une évolution qui s’opère depuis une vingtaine d’années à travers l’Europe. A cet égard, le cas suédois est particulièrement illustratif. Le gouvernement minoritaire de droite est soutenu par l’extrême droite, un fait inédit dans ce pays où il y avait une sorte de cordon sanitaire tacite à l’encontre des Démocrates de Suède. Cela contribue à légitimer la place de l’extrême droite dans l’exercice du pouvoir.
Que les eurosceptiques aient un allié supplémentaire peut contribuer à rendre le processus décisionnel plus complexe à l’échelon européen.
Dans le cas de l’Italie, le cadre européen et le contexte de la guerre en Ukraine n’obligent-ils pas Fratelli d’Italia, qui domine le gouvernement, à agir avec une certaine retenue? Les ministres nommés à des postes clés sont plutôt des modérés.
Je n’en suis pas certain. Dans son programme et ses discours, Fratelli d’Italia reste bien un parti d’extrême droite. Cela étant, être confronté à la réalité du pouvoir dans un contexte de crises nécessitera en effet un certain nombre de compromis avec les partenaires, également d’extrême droite pour la Ligue, et de droite pour Forza Italia. On sait qu’il existe des points de divergence entre les composantes du gouvernement, notamment sur la position internationale de l’Italie, l’Otan, l’Union européenne, les trains de mesures adoptées à l’encontre de la Russie ou en soutien à l’Ukraine… Les compromis ne seront pas nécessairement faciles à trouver et pourraient engendrer des questions et des tensions.
Par rapport aux forts en gueule que sont Matteo Salvini, le dirigeant de la Ligue, et Silvio Berlusconi, à la tête de Forza Italia, Giorgia Meloni pourrait-elle apparaître raisonnable et en tirer avantage?
C’est ce qu’elle tente déjà de faire: montrer qu’elle a la légitimité pour exercer la fonction et qu’elle est capable de le faire en tant que cheffe de gouvernement et plus en tant que leader d’un parti politique. Elle va jouer cette carte pour se crédibiliser elle-même, crédibiliser sa formation politique et montrer à son électorat qu’elle est en capacité de changer les choses. On verra si elle y parvient sur les dossiers socio-économiques mais aussi, par exemple, sur la question migratoire. Lorsque l’extrême droite a accédé au pouvoir en Italie par le passé, elle n’a pas réussi pour autant à réduire les flux migratoires. Des études l’ont démontré. Pareil constat pourrait provoquer un retour de bâton de son électorat, qui pourrait ne pas être satisfait de la manière dont les politiques publiques sont menées.
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Peut-on s’attendre à une «révolution conservatrice» sur les questions sociétales?
On se dirige clairement vers des politiques plus conservatrices sur les questions culturelles, au sens large. L’électorat d’extrême droite scrutera aussi de près l’action du gouvernement sur les dossiers de la migration, de l’asile, de la sécurité, des thèmes chers à la Ligue et à Fratelli d’Italia. On verra si Giorgia Meloni parvient à fédérer autour des thèmes historiques de sa famille politique et dans quelle mesure elle pourra faire des compromis sur des enjeux beaucoup moins connotés à l’extrême droite, comme ceux liés à la transition énergétique et à la situation socio-éonomique. Ce sont sur ces thèmes-là qu’elle sera attendue au tournant.
L’ascension de Giorgia Meloni et de Fratelli d’Italia peut-elle avoir un impact sur les autres formations d’extrême droite européennes?
Très rapidement après la victoire de Fratelli d’Italia aux élections législatives du 25 septembre et après la prestation de serment de Giorgia Meloni comme Première ministre, on a vu Marine Le Pen, Eric Zemmour et d’autres figures d’extrême droite en Europe adresser des messages de félicitations et d’espoir. Ainsi, Eric Zemmour s’est-il empressé de rappeler que Fratelli d’Italia, lors du scrutin précédent de 2018, n’avait obtenu que 4,35% des suffrages et qu’en quatre ans, il avait augmenté son résultat de plus de vingt points. Entendez: s’il y est arrivé, c’est possible aussi en France. Donc, oui, l’accession de Giorgia Meloni à la tête du gouvernement à Rome peut remotiver l’extrême droite au-delà des frontières italiennes.
De plus en plus, il est devenu acceptable de pouvoir s’associer soit directement, soit indirectement avec l’extrême droite.
Peut-elle avoir une incidence sur le fonctionnement des institutions européennes?
Les extrêmes droites en Europe sont globalement eurosceptiques, parfois europhobes. A minima, elles sont favorables à une Europe beaucoup plus intergouvernementale avec la volonté de respecter la souveraineté des Etats qui la composent. La Hongrie, dirigée par le Fidesz de Viktor Orban, et les autres membres du groupe de Visegrad (République tchèque, Slovaquie et Pologne) ont déjà l’habitude de challenger les institutions européennes. Avoir un allié supplémentaire dans le chef de l’Italie peut contribuer à rendre le processus décisionnel plus complexe à l’échelon européen par rapport à certains grands enjeux.
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La formation d’extrême droite des Démocrates de Suède soutient de l’extérieur le nouveau gouvernement d’Ulf Kristersson, dont la coalition minoritaire est composée du Parti des modérés, des chrétiens-démocrates et des libéraux. Une participation directe de l’extrême droite au gouvernement est-elle plus difficilement acceptable en Europe du nord?
Il y a deux angles d’analyse. Celui des partis qui décident de ne pas former un gouvernement avec l’extrême droite mais admettent de faire reposer la stabilité de leur coalition sur un soutien de celle-ci depuis l’opposition. Pour mieux comprendre, il faut revenir aux origines des Démocrates de Suède. Ils ne sont pas une formation d’extrême droite récente qui, d’emblée, aurait eu un visage plus policé. Ils sont un parti qui a été fondé au début des années 1980 par des néonazis. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, ils ont entretenu des liens explicites avec des suprémacistes blancs sur la scène internationale. Ils représentent une extrême droite particulièrement virulente. A partir de 1995 et plus encore depuis 2005 sous le leadership de leur leader Jimmie Akesson, ils ont, il est vrai, cherché à se dédiaboliser. Il n’empêche, leur parcours ne favorise pas l’inclusion des Démocrates de Suède dans un gouvernement. La deuxième approche est celle des Démocrates de Suède eux-mêmes. Ils ont un intérêt très clair à soutenir le gouvernement depuis l’opposition. Cela a été aussi le cas au Danemark avec le Parti populaire danois. Des gouvernements minoritaires ont été soutenus à plusieurs reprises par cette formation d’extrême droite. Généralement, en procédant de la sorte, ces partis ont une capacité d’influence extraordinairement grande sur les politiques publiques. Donc, je ne crois pas que la non-participation au gouvernement soit un échec pour les Démocrates de Suède. Au contraire, ils ont réussi une opération historique en parvenant à marquer de leur empreinte les politiques publiques adoptées en Suède au niveau national. Par le passé, il est arrivé que la droite suédoise, refusant de gouverner avec l’extrême droite, choisisse l’opposition, ce qui permettait à la gauche de former un gouvernement. On voit que le logiciel évolue. De plus en plus, il est devenu acceptable de pouvoir s’associer soit directement, soit indirectement avec l’extrême droite.
Au Royaume-Uni, autre pays au cœur de l’actualité politique (lire page 72), le fait que le populisme de droite se soit essentiellement développé autour du Brexit explique-t-il qu’il ne soit plus d’actualité?
Certainement. Mais n’oublions pas que l’Ukip (NDLR: Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, fer de lance de la campagne pour le Brexit) a aussi beaucoup exploité le thème de l’immigration européenne pour faire progresser l’idée de la sortie de l’Union. Mais de manière générale, il est vrai que le populisme est beaucoup moins mobilisé en Grande-Bretagne, que ce soit par la gauche radicale ou pour la droite radicale. L’extrême droite peine véritablement à se développer sur le plan électoral.
Le contexte
L’issue était attendue après la victoire de son parti, Fratelli d’Italia, aux élections législatives du 25 septembre: Giorgia Meloni a été nommée le 22 octobre Première ministre d’un gouvernement composé en coalition avec la Ligue de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi (lire page 70). En Suède, les Démocrates de Suède, arrivés deuxièmes du scrutin législatif du 11 septembre mais premiers dans la sphère de droite, ont accepté de soutenir un gouvernement minoritaire de droite. Par la porte ou par la fenêtre, l’extrême droite impose de plus en plus son agenda en Europe.
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