La prison de Rikers Island, à New York, accueille quelque huit mille détenus. En 2021, seize sont décédés de mort violente. © getty images

La prison de Rikers Island, pomme pourrie de New York

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

Située en bordure du Bronx, la prison de Rikers Island, la deuxième plus grande des Etats-Unis, est dans un état de décrépitude avancé. Les conditions de détention y sont d’un autre âge, entraînant vagues de suicides et de décès parmi les détenus.

New York City, septième ville la plus visitée au monde, garde bien certains de ses secrets. Si parmi les milliers de touristes qui écument chaque jour Manhattan, quelques initiés passent devant le Metropolitan Correctional Center, mieux connu pour être l’établissement pénitentiaire où l’homme d’affaires Jeffrey Epstein, accusé d’agressions sexuelles sur mineures, a mis fin à ses jours, la «vraie» prison de la ville, la plus emblématique, est située loin des regards. Rikers Island, abritée sur l’île qui lui a donné son nom, est située au large d’Harlem. Un pont long de plusieurs centaines de mètres, largement surveillé, constitue l’unique voie pour y accéder.

Rikers Island broie ses occupants et participe à les rendre pires qu’ils ne pouvaient déjà l’être.

Situation sanitaire dégradée, absence de suivi médical, manque d’aires de récréation, incapacité des gardiens à assurer la sécurité des détenus…: Sarena Townsend connaît la prison de Rikers comme peu de monde. Cette juriste de formation y a officié pendant six années comme superviseuse des syndicats de gardiens. Elle était chargée par les officiels de la Ville de New York de surveiller leur taux d’absentéisme. C’était avant que Louis Molina, le nouveau commissaire aux prisons, lui intime l’ordre de classer près de deux mille dossiers de constat d’infraction au code du travail les concernant, en cent jours. Sarena Townsend refusa, son licenciement fut prononcé sans délai. Elle est alors revenue à sa profession d’avocate. Depuis sa mise à l’écart, elle multiplie les apparitions télévisées pour dénoncer la situation ubuesque sur place.

Absentéisme des gardiens

Parmi les causes d’absentéisme des gardiens supervisés par Sarena Townsend, le facteur Covid-19 pèse peu: sur les sept mille employés pénitentiaires, un très grand nombre étaient tenus éloignés du travail pour des raisons farfelues. La superviseuse devait ainsi rédiger des centaines de rapports préconisant des mesures disciplinaires à l’encontre de ces gardiens démissionnaires: «Le plus souvent, nous débarquions au domicile des matons censés être en arrêt maladie et ils étaient absents, situation qui, parfois, était confirmée lorsqu’ils postaient sur les réseaux sociaux leurs photos de vacances en Jamaïque.» Au pic de la pandémie, l’absentéisme pouvait toucher un tiers des agents pénitentiaires, souvent pour une longue durée, alors que dans certaines ailes de la prison, le déficit de personnel est criant depuis des lustres. Résultat: en soirée, il arrivait que des combats à mains nues s’organisent entre détenus dans les sections non sécurisées par les gardiens. «L’ absence de gardiens constitue un problème de taille, car la prison est extrêmement violente. Elle a donc une influence directe sur la sécurité et la vie des détenus.»

Situation sanitaire dégradée, manque d’aires de récréation, incapacité des gardiens à assurer la sécurité des détenus: Rikers Island accumule les problèmes.
Situation sanitaire dégradée, manque d’aires de récréation, incapacité des gardiens à assurer la sécurité des détenus: Rikers Island accumule les problèmes. © reuters

En 2021, seize personnes sont décédées à Rikers Island, illustrant une violence endémique derrière les murs de l’institution. Les huit mille détenus, à 90% des Noirs et des Latinos, sont forcés d’assurer leur propre sécurité. Selon Vincent Schiraldi, l’ancien directeur de l’établissement, «si, lors des fouilles, on trouve quasi systématiquement des couteaux de fabrication artisanale sous les matelas des détenus, il y a une « bonne » raison: c’est la seule façon pour eux d’assurer une sécurité que les gardiens ne sont plus en mesure de leur fournir.»

État fédéral contre New York

Cette situation de non-droit est d’autant plus préoccupante que la majorité des détenus de Rikers Island sont incarcérés pour des délits non violents. En outre, 85% effectuent des peines préventives, dans l’attente d’un jugement qui, pour certains, peut intervenir jusqu’à trois ans après les faits. Le processus judiciaire est en situation de retard chronique à New York. Ceux qui sont incapables de payer une caution se retrouvent emprisonnés durant de longs mois, avant d’être transférés dans une des nombreuses prisons d’Etat, où la situation est heureusement plus rassurante. A Rikers, en revanche, c’est la loi du plus fort qui domine, et les gangs sèment une terreur dont les plus vulnérables font les frais (lire l’encadré ci -après).

La situation sanitaire et sécuritaire est tellement précaire dans l’établissement qu’un avocat a introduit, en décembre 2021, une action en justice afin que son client ne doive pas y effectuer sa détention préventive. Le juge lui a donné raison, estimant que la prison de Rikers «ne remplissait pas les critères nécessaires pour garantir la sécurité des détenus». Une réalité confirmée par l’ancien directeur de la prison, Vincent Schiraldi: «J’ai écrit à tous les juges de la région de New York pour leur dire que je ne pouvais plus assurer la sécurité des détenus dans l’enceinte de la prison. Rikers broie ses occupants et participe à les rendre pires qu’ils ne pouvaient déjà l’être.» Les chiffres de la violence au sein de la prison sont effectivement affolants. Le nombre d’attaques au couteau entre détenus connaît un pic: on en a dénombré 66 pour le seul mois de mars 2022, une amélioration étant tout de même observée en mai avec «seulement» 23 cas recensés. Ces statistiques, communiquées par la direction de Rikers Island, sont contestées par les organisations de défense des prisonniers qui estiment que la situation réelle est «encore bien plus inquiétante».

Il faudra certainement une nouvelle génération de politiciens pour humaniser un système qui a atteint ses limites.

Interpellé par les dizaines de décès qui ont défrayé la chronique, l’Etat fédéral s’est déclaré «extrêmement préoccupé» par la situation d’insécurité et d’insalubrité chronique à Rikers Island. Depuis quelques années, il insiste pour en reprendre la gestion. Mais la ville de New York et son nouveau maire, Eric Adams, s’y opposent. Les organisations de défense de détenus estiment pourtant que l’établissement pénitentiaire, qui doit fermer ses portes en 2027, est mal tenu et que le nombre de décès et de blessés enregistré entre ses murs justifie que les autorités new-yorkaises se déchargent de son suivi. Sans succès jusqu’à présent: une mainmise fédérale sur Rikers serait, en effet, un affront pour le maire, un ancien commissaire de police qui a précisément été élu sur ses promesses d’être une personnalité «rude» en matière de respect de l’ordre.

Sarena Townsend, ancienne superviseuse des syndicats des gardiens, dénonce sans relâche les conditions de détention à Rikers Island.
Sarena Townsend, ancienne superviseuse des syndicats des gardiens, dénonce sans relâche les conditions de détention à Rikers Island. © dr

Réinsertion peu efficace

Originellement fondés par des puritains, les Etats-Unis constituent une terre de paradoxes. Si l’individualisme, notamment entrepreneurial, est valorisé dans tous les domaines de la société, un moralisme de façade prévaut encore largement. Cette quête morale s’exprime en l’occurrence par une méfiance tenace à l’encontre de ceux qui enfreignent la loi, plus encore s’ils doivent passer par la case prison. Pour Rob DeLeon, ancien détenu et cadre-dirigeant de la Fortune Society, organisation œuvrant à la réinsertion d’ex-prisonniers, «il faut bien reconnaître que la stigmatisation qui accompagne la confrontation avec un ancien détenu trouve ses racines dans la bigoterie et dans le rejet lié à la race. Elle a des conséquences très pratiques qui peuvent être extrêmement préjudiciables, par exemple en matière de recherche de logement ou d’emploi.»

Avec deux millions de détenus, les Etats-Unis sont aujourd’hui le pays qui emprisonne le plus grand nombre de ses citoyens, dans l’absolu et proportionnellement à sa population. Comme le soutient Rob DeLeon, «le système d’incarcération tel qu’il a été validé par la loi s’illustre notamment par une nette discrimination envers les gens de couleur et les classes les plus pauvres en général». Dans les années 1980, la guerre contre la drogue menée par Ronald Reagan, qui visait surtout le crack, dérivé bon marché de la cocaïne, a jeté en prison des centaines de milliers de gens de couleur. Aujourd’hui, les Afro-Américains et les Latinos encourent statistiquement des peines 20% plus lourdes pour le même genre de délits que des citoyens blancs. «Il faudra certainement une nouvelle génération de politiciens pour humaniser un système qui a atteint ses limites, car l’optique choisie de répression au détriment de la réinsertion produit des résultats peu encourageants», conclut le cadre de la Fortune Society. Les chiffres lui donnent raison: aux Etats-Unis, deux tiers des détenus incarcérés repassent par la prison après leur libération. Dans les pays les plus «avancés» dans leur approche de la question carcérale, comme la Norvège, ce chiffre est trois fois moindre.

Le cas emblématique de Kalief Browder

Aucun autre parcours que celui, tragique, de Kalief Browder ne saurait mieux illustrer les dérives du système carcéral américain, singulièrement à Rikers. En 2009, après une soirée entre amis, ce jeune de 16 ans originaire du Bronx est arrêté par la police pour avoir prétendument volé un sac à dos. Ne sachant prouver son innocence et sa famille n’étant pas capable d’honorer le paiement d’une caution de 10 000 dollars, il est incarcéré dans la prison new-yorkaise en attente de son procès. Kalief Browder y passera plus de 1 100 jours, dont 800 en isolement après avoir été impliqué à de nombreuses reprises dans des bagarres dont il était la cible. Après trois ans, il se voit offrir l’ opportunité d’une libération conditionnelle en échange d’une reconnaissance de culpabilité. Il refuse. Il sera finalement libéré quelques mois plus tard, toutes charges étant abandonnées contre lui, après le report de son procès à… 31 reprises!

A sa sortie de prison, Kalief Browder, dont le cas avait attiré l’attention des médias nationaux, a retrouvé un semblant de vie normale, en reprenant notamment ses études, avant que les troubles psychologiques liés à Rikers finissent par le détruire. Il se donne la mort à son domicile. «Ce n’est pas une personne, mais un système dans sa globalité qui a pris la vie de mon fils», a commenté sa mère. Une minisérie diffusée sur Netflix et intitulée Time: The Kalief Browder Story (en français, L’Histoire de Kalief Browder) retrace son parcours.

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