Lavinia Bîciu
« La Présidence roumaine ou la vitrine de l’illibéralisme européen »
Dès le 1er janvier 2019, la Roumanie sera à la présidence de l’UE, pour la première fois depuis son adhésion, en 2007. Un moment politique majeur qui s’annonce déjà comme un rendez-vous manqué avec l’histoire européenne.
Chronique d’un échec annoncé…
Dès le 1er janvier 2019, la Roumanie sera à la présidence de l’UE, pour la première fois depuis son adhésion, en 2007. Un moment politique majeur qui s’annonce déjà comme un rendez-vous manqué avec l’histoire européenne. Car les préoccupations prioritaires semblent être plus de sauver de la prison le président du principal parti au pouvoir. L’équipe qui prépare la Présidence (comme tout le gouvernement d’ailleurs) se compose, surtout, de gens qui ont le mérite d’être proches du Parti Socio-Démocrate, choisis selon le vieux principe de la loyauté envers le parti avant la compétence. Exemple aléatoire, on y compte même une très jeune esthéticienne, fille de gens bien placés au parti. Certes, le besoin d’un lifting de l’image d’un gouvernement plus proche de corrompus que de sa population pourrait justifier ce choix pour le moins étonnant. Mais cette Présidence se profile surtout comme la chronique d’un échec annoncé, par le manque de substance, sans parler de l’absence de vision européenne. Le ministre des affaires européennes a d’ailleurs démissionné récemment et la remplaçante, pilier du parti de gouvernement, est en délicatesse avec la Direction Nationale Anticorruption. Même les actions culturelles prévues à Bruxelles ou ailleurs en Europe s’annoncent juste comme des promotions – à coup de subsides entre amis – surtout d’artistes peu farouches envers le gouvernement et ses méthodes.
Cependant, le vrai enjeu est celui de la ligne politique sur laquelle l’actuel pouvoir de Bucarest semble s’inscrire. Celle du nationalisme élevé au rang de vertu politique, en symbiose avec celui des autres pays de l’Est, séduits par l’illibéralisme.
Le Vice-premier italien Salvini s’est déplacé le mois passé à Bucarest pour y rencontrer la ministre de l’Intérieur, Carmen Dan, désavouée entre autres pour la gestion brutale, avec l’appui de la Gendarmerie, de la manifestation de la diaspora contre la corruption, en août passé. Salvini a rencontré aussi l’homme le plus controversé de Roumanie, le président PSD Liviu Dragnea. Le but étant de mettre les bases d’un axe nationaliste, clairement anti-Bruxelles, au nom du droit souverain. Initiative saluée avec aplomb par des agences de presse satellites du Kremlin, comme Sputnik.
Difficile de croire que la Présidence roumaine, abreuvée par ces discours anti-européens, puisse apporter la visibilité et l’impact positif nécessaire à l’Union. Les défis sont visiblement au-delà de la capacité gouvernementale danubienno-pontique de gestion : le Brexit en mars 2019, les élections européennes en mai etc. Des moments clefs de l’histoire européenne, qu’un tel gouvernement pourra difficilement assurer. Un gouvernement qui refuse désormais les financements européens pour des grands travaux d’infrastructure dont le pays a cruellement besoin (hôpitaux régionaux, autoroutes etc), parce qu’ils n’aiment pas rendre des comptes sur l’utilisation de l’argent européen. OLAF en sait quelque chose…
Sur les remparts de Varsovie…
Le discours nationaliste de l’actuel gouvernement roumain n’est pas une exception en Europe de l’Est, la Pologne et la Hongrie en tête. Depuis plusieurs années déjà, la « nouvelle Europe » vit une progression constante d’un courant nationaliste-conservateur. Décliné selon les spécificités du pays, mâtiné d’orthodoxie monocéphale en Roumanie (comme en Russie) par exemple, il a comme dénominateur commun une critique ouverte de décisions de Bruxelles et en général du modèle de démocratie tel que soutenu par l’UE. Avec un bémol singulier sur le droit de l’Union de veiller au respect par ses Etats de normes fondamentales comme les droits de l’Homme, le système judiciaire indépendant ou encore les politiques économiques. Le pouvoir de Roumanie affirme sans complexes sa volonté de faire passer l’identité nationale (reste à la définir dans le contexte) avant ses obligations communautaires. Or, les institutions européennes sont par nature et par fonctionnement, des structures juridiques fondées sur les valeurs de l’Etat de droit. Mépriser vertement leurs conseils, comme le gouvernement roumain le fait à la veille de sa Présidence, revient à nier l’essence même de la démocratie européenne et les engagements pris lors de l’adhésion.
Plusieurs pays anciens membres du Pacte de Varsovie ont vu donc resurgir les fantômes du passé, où la lumière venait (souvent au propre comme au figuré) de Moscou. Un choix politique étonnant, sachant que la domination russe a été vivement contestée par les populations de pays concernés. La mémoire collective étant endormie, la classe politique de ces pays est séduite par la gouvernance de Poutine, mettant en exergue un discours sociétaire fort, pour cacher une situation socio-économique souvent désastreuse. Un mariage peut-être sans amour mais de raison, à cause de l’admiration face aux méthodes fortes du Kremlin ou d’Ankara, muselant les opposants et brisant la presse indépendante (quand ils n’arrivent pas à l’acheter).
La feuille de route du gouvernement roumain semble donc un copié-collé de celle d’autres dirigeants nationalistes de l’Est : restriction du champ d’intervention des institutions, violation de la séparation des pouvoirs, reformes juridiques contestées, contrôle total de médias publics, ostracisation de tout opposant intérieur (presque tous les membres du PSD perçus comme dissidents ont été exclus), diabolisation de toute critique extérieure. La théorie du complot étranger contre le pays fleurit en Roumanie, avec l’appui gouvernemental.
Un cycle démocratique qui s’achève à l’Est…
Cette bataille politique ne fait que commencer en Europe, vu la résurgence des nationalismes, le rejet crescendo du multilatéralisme, voire l’essor des extrêmes. Sur ce point, le discours de l’extrême droite croise celui de leurs camarades d’extrême gauche. Les deux cotés rejettent l’UE, même si pour des raisons différentes. Le pouvoir roumain semble vouloir s’inscrire dans la logique idéologique du nationalisme apparue à la fin du cycle de libéralisation, après la chute du communisme.
Ayant atteint des objectifs majeurs comme l’adhésion à l’UE, l’économie libre et la démocratisation de la société, les sociétés de l’Est sont désormais à la recherche d’un autre modèle politique. Les pierres angulaires de ce post-discours sont la religion (vu comme liant national), la famille et les valeurs traditionnelle (le mariage homosexuel par exemple y reste largement décrié), ou encore l’identité nationale et le récit glorifié.
Paradoxalement, on revient à une forme de collectivisme sociétal, où l’accent n’est plus mis sur les libertés individuelles, mais sur la contribution de chaque personne à la construction d’un bien commun dans une société correspondant aux normes et valeurs supérieures auto-proclamées. Pour les adeptes de cette vision, y compris les institutions de l’Etat doivent être des instruments au service de cette cause, qui au passage sert bien les intérêts du pouvoir. Ce collectivisme revisité est une mutation idéologique entre un concept marxiste comme la décadence du capitalisme et en général de l’Occident (dépeint comme sans moeurs, sans valeurs) et le nationalisme fleurant l’extrême droite, même quand le parti s’affiche, comme en Roumanie, comme social-démocrate. Le nationalisme roumain actuel n’est qu’une forme de résistance à la civilisation européenne…
Réitérant, les enjeux de la présidence roumaine dépassent largement la question de faibles compétences de son équipe et ce n’est pas qu’une question cantonnée aux frontières du pays. En fin compte, ce ne serait qu’un mauvais moment à passer. Il s’agit davantage d’enjeux plus vastes de la géopolitique européenne, qui concerne autant la Roumanie que la Belgique, la France que l’Autriche ou la Hongrie. Il est question de la nécessité d’un message fort, à la hauteur des défis de l’unité européenne à l’heure de la multiplication des nationalismes à travers l’Union et aussi sur le plan international, notamment outre-Atlantique ou en Chine. A l’heure de la mutations sociales, politiques et démographiques importantes, la fragmentation de l’espace européen, au nom de ce nationalisme-conservateur, mènerait à l’affaiblissement de ses fondements démocratiques. Les tentations nationalistes de l’Europe de l’Est, assorties à celles des pays occidentaux (Autriche, Italie) conduiraient à des sérieux déséquilibres démocratiques sur le continent. Cette présidence pourrait être une opportunité pour des dirigeants comme Salvini, nouvel ami du pouvoir roumain, de bloquer des discussions sur le budget de l’UE par exemple. Sachant aussi que la Commission européenne lui a renvoyé la copie de son budget national, mais le gouvernement italien ne compte pas changer une ligne. La Présidence assurée par une équipe si faible serait une opportunité en or pour les nationalistes d’utiliser cette tribune inespérée, pour faire passer leurs messages europhobes.
Le rôle accompagnant (lire surveillance des performances) de la Finlande, pays assurant la présidence de l’UE après la Roumaine, semble une mesure de bon sens, pour sauver les meubles. Afin d’éviter que le modèle nationaliste ne fasse encore plus tâche, menaçant l’Union de l’intérieur, par la légitimation de l’illibéralisme dans la vitrine de la Présidence.
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