« La postvérité est bien plus problématique que le mensonge »
Elle renvoie à une zone grise où peut prospérer le relativisme du « tout se vaut », explique la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. L’auteure de La Faiblesse du vrai décrypte l’effet délétère des « faits alternatifs » sur nos démocraties.
Lectrice attentive de Hannah Arendt, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes analyse les poisons modernes des vérités » alternatives » dans un essai passionnant : La Faiblesse du vrai. Ce que fait la postvérité à notre monde commun (1).
L’époque raffole des « post » : postcroissance, postpolitique, postécologique… Dans le cas de la postvérité, le préfixe indique bien, selon vous, une rupture profonde ?
Absolument. Le préfixe » post » désigne non seulement l' » après « , mais un changement de contexte et de signification, fondé sur la conscience d’une crise, comme si nous n’arrivions plus à situer le présent dans lequel nous vivons. La postvérité va bien au-delà de la déconstruction entreprise par les philosophes du » soupçon » – Nietzsche, Marx et Freud. Ces penseurs critiques n’abolissaient pas la distinction entre le vrai et le faux, ils dénonçaient le caractère absolu et illusoire de la vérité entendue comme norme universelle. La postvérité, elle, renvoie à une zone grise où l’on ne sait plus si les choses sont vraies ou fausses. Elle est bien plus problématique que le mensonge.
Les gens en arrivent à croire une information que, pourtant, ils savent fausse.
D’où vient l’expression ?
La formule a été employée pour la première fois par l’essayiste américain Ralph Keyes, en 2004, puis proclamée » mot de l’année » dans le dictionnaire d’Oxford, en 2016, après le Brexit et l’élection de Donald Trump – deux événements parasités par de nombreuses fake news. La postvérité est définie comme » ce qui se rapporte aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur le public que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles « . On pourrait alléguer que la propagande ou la manipulation ont toujours procédé de cette façon. Mais le dictionnaire ajoute que l’idée même de vérité est devenue indifférente et caduque. Il y a là une rupture essentielle avec le type de mensonge qui a eu cours, par exemple, dans les régimes totalitaires.
Laquelle ?
Dans les systèmes totalitaires, la combinaison de l’idéologie et de la terreur aboutit à la construction systématique et cohérente d’un ensemble d’idées mensongères qui vient se substituer à la réalité. A l’inverse, dans nos démocraties, le danger réside plutôt dans la tendance au relativisme du » tout se vaut « . On peut ainsi remettre en question ce que Hannah Arendt appelle » les vérités de fait » – les vérités historiques, les événements ; bref, ce qui est arrivé. La post-vérité détache les faits de leur réalité objective pour les transformer en opinions contingentes que n’importe qui peut soutenir comme étant » vraies « . Les gens en arrivent à croire une information que, pourtant, ils savent fausse !
Le » relativisme culturel » que vous évoquez n’a pas attendu le Brexit ou la campagne américaine pour sévir. Les fake news seraient-elles un avatar de la modernité ?
Oui, elles sont une sorte de perversion de ce que la modernité, et en particulier les Lumières, a voulu instituer : l’appel au jugement fondé parce que issu d’une délibération et d’un examen critique. Estimer que la pluralité des opinions est un principe fondamental de la démocratie ne signifie en aucun cas que toutes les opinions se valent. Face à ce relativisme, il est essentiel de considérer que les opinions légitimes sont celles qui s’appuient sur des faits.
Populismes et postvérité ont-ils partie liée ?
Certainement. Outre leur propension à récrire l’histoire, les régimes populistes critiquent eux aussi ceux qui » savent « , les élites, qui, malgré leur faillibilité, font la distinction entre le vrai et le faux. Mais on doit aller plus loin. Dès l’instant où l’on saisit que la question fondamentale de la politique n’est pas celle de la vérité, mais celle de la façon dont on élabore collectivement des jugements fondés sur des vérités de fait, on doit s’interroger : qu’est-ce qu’un monde dans lequel vivent des individus pour qui la distinction entre le vrai et le faux n’a plus aucune pertinence ? Comment faire encore » monde commun » ?
De ce point de vue, il est plus » facile » de vivre dans un univers totalitaire, où les individus ont encore une « vérité » à laquelle se référer – fût-elle totalement détachée du réel…
Tout à fait. Chacun évolue alors dans un monde du soupçon permanent, où plus personne ne sait si son interlocuteur ment ou pas. C’est cet univers, dans lequel la vérité devient non signifiante, que décrit remarquablement Orwell, dans son roman d’anticipation 1984, qui va bien au-delà d’une critique du totalitarisme. La postvérité s’attaque à l’imaginaire social. Elle fabrique une fiction, mais – contrairement à la fiction productive (artistique ou sociale) -, elle n’enrichit pas le réel, elle le détruit.
Que faire : corriger systématiquement dans les médias ces fausses nouvelles, voter des lois de contrôle ?
Le philosophe ne propose pas de solution, il tente de poser correctement les problèmes. Traquer les fausses informations est nécessaire, mais je ne pense pas que l’on puisse légiférer sur la post-vérité, comme le projette le gouvernement français. Face à ce type de défi, il n’y a jamais que des réponses à très long terme. Il faut agir dès l’école et faire comprendre aux citoyens que la politique n’est pas une affaire de vérité, mais de jugement partagé. Et rappeler la valeur de la démocratie, en dépit de sa nature fragile et imparfaite.
(1) La Faiblesse du vrai. Ce que fait la postvérité à notre monde commun, par Myriam Revault d’Allonnes, Seuil.
Le Premier ministre Charles Michel a proposé, le lundi 8 octobre, la création d’un fonds destiné à soutenir des mesures de fact checking, doté de 1,5 million d’euros. L’initiative s’inscrit dans la lutte contre le phénomène des fake news soupçonnées d’avoir influencé des processus électoraux. Le ministre de l’Agenda numérique, Alexander de Croo, a expliqué que le projet qu’il pilote vise à » aider le citoyen à mieux cerner quelles organisations se cachent derrière certaines publications sur Internet et à élaborer des indicateurs objectifs et fiables de transparence des sources et des outils qui permettent de contrôler la manipulation d’images vidéo « . Des experts belges mandatés par le ministre se sont prononcés, dans un rapport remis en juillet dernier, contre l’adoption d’une législation sur les fake news. En France, l’exécutif persiste à vouloir instaurer » une loi relative à la manipulation de l’information « .
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