David Engels
« La pensée politiquement correcte s’est pétrifiée. Et c’est mauvais signe »
La liberté d’expression – ce bien suprême si souvent associé aux » valeurs européennes » – se trouve de plus en plus menacée depuis quelque temps, et le danger est si insidieux qu’il risque de mener à la perte de notre démocratie elle-même. L’Allemagne est, une fois de plus, au centre de l’attention.
Que ce soit la censure des médias sociaux dictée par le gouvernement, les livres retirés » volontairement » des librairies ou des listes des ventes (le cas Rolf Peter Sieferle, l’an dernier, avec son Finis Germania dénonçant notamment » le mythe Auschwitz « ), le refus de publier des comparaisons entre le déclin de l’Europe et celui de l’empire romain (le cas Alexander Demandt), la diffamation de romanciers ou d’académiques conservateurs modérés (les cas Simon Strauss, Jörg Baberowski ou, il y a quelques jours, Uwe Tellkamp : Goncourt allemand en 2008 avec son roman La Tour, il a déclaré lors d’un débat à Dresde que » 95 % des réfugiés ne fuient pas la guerre mais viennent ici pour s’installer dans le système des aides sociales « ) – le climat politique outre-Rhin devient de plus en plus tendu, et force est de constater que le dialogue entre le pouvoir et ce qu’il faut désormais appeler la » dissidence » est au point mort.
Cette polarisation de la société n’est pas sans rappeler l’ambiance idéologique plombée des Etats socialistes décrite par Boulgakov dans son magistral roman Le Maître et Marguerite. Ainsi, la pensée politiquement correcte s’est à tel point pétrifiée que tout désaccord, même partiel – sur la mondialisation, la migration, la famille, le pédagogisme, etc. -, est considéré comme péché moral et peut avoir des conséquences professionnelles et sociales considérables.
Certains verront dans ce clivage de plus en plus franc entre la » bonne » pensée et la » mauvaise » (qui, curieusement, est toujours » de droite « ) un signe positif, espérant qu’un jour, le conflit engendre une véritable discussion. Rien n’est moins sûr, du moins durant les prochaines années. Car au lieu de s’affronter, la bulle du pouvoir et celle de la dissidence, de par leur asymétrie, se superposent de plus en plus et donnent naissance à une société surréaliste telle que celle parodiée par Boulgakov, où l’individu se scinde en un moi social idéologiquement correct, et un moi privé plus ou moins dissident, l’obligeant à jongler constamment avec les identités et les pensées et perdant, finalement, toute estime de soi.
Certes, tôt ou tard, cette situation risque de devenir intenable et mener à la violence, soit par la répression, soit par l’émeute. Toujours est-il que les suites au long terme de cet état d’esprit risquent d’être néfastes, comme on peut amplement l’observer dans les anciens pays totalitaires, toujours meurtris par l’amertume des réels dissidents et la mauvaise conscience des collaborateurs : la pire persécution n’est pas celle opérée par l’Etat, mais plutôt par les lâches ou les opportunistes qui ne veulent pas » que l’on puisse croire que… « .
Reconstruire une société véritablement démocratique une fois que la confiance entre les citoyens, la confiance en l’humain lui-même, est à un tel point ébranlée, relève du miracle. Et nous ferions bien de nous le rappeler à chaque fois que la tentation de rejeter le dialogue sur des bases prétendument morales se présente…
Le Maître et Marguerite, par Mikhaïl Boulgakov, Pocket, Babelio
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