La mystérieuse disparition d’Agatha Christie
Le 4 décembre 1926, on retrouve la voiture d’Agatha Christie abandonnée, en pleine campagne. La romancière a bel et bien disparu. Elle reparaît onze jours plus tard, inscrite sous un faux nom dans un hôtel. Amnésie consécutive à un accident ? Folie passagère ? Fugue ? Drame conjugal ? Ou opération publicitaire ? Le mystère, très médiatisé, va contribuer à populariser la reine de l’intrigue.
Que s’est-il passé le vendredi 3 décembre 1926 ? Ce soir-là, à 21h45, Agatha Christie annonce à sa cuisinière qu’elle sort faire un tour, monte les escaliers de sa maison de Styles, à Sunningdale (Berkshire), embrasse sa fille, Rosalind,endormie, puis quitte sa maison. Elle laisse un mot à son mari, un autre à sa secrétaire.
Le lendemain, à 8 heures du matin, un jeune gitan trouve sa voiture – une Morris Cowley de couleur grise – abandonnée au carrefour de Newlands, sur la route A 25, près de Guildford, dans le Surrey, à proximité du lac de Silent Pool (au nom lourd de sens). La Morris n’est pas garée, elle a quitté la voie, dévalé une petite pente et buté contre un arbre. Une portière est ouverte et les feux sont restés allumés. Le jeune homme court prévenir la police. A l’intérieur du véhicule, un manteau de fourrure, un sac à main et quelques papiers éparpillés, dont un permis de conduire périmé qui permet d’identifier la conductrice. Chargé de l’affaire, le superintendant Kenward se rend au domicile de Styles. Prévenu, Archibald Christie rentre précipitamment à son domicile.
On craint un accident, un suicide, un kidnapping, une noyade dans « l’étang silencieux ». Le mari est suspecté de meurtre : les domestiques ont probablement évoqué une querelle entre les époux, peu avant la disparition, et le colonel a eu la mauvaise idée de détruire la lettre laissée à son intention par sa femme, ce qui intrigue la police. En revanche, dans celle destinée à sa secrétaire, la romancière annonce qu’elle se rend dans le Yorkshire. Les hôtels du comté sont contactés, mais aucune Mrs Christie n’est descendue où que ce soit. Est-elle encore en vie et, si oui, où est-elle passée ?
La presse s’empare aussitôt de l’affaire car Agatha Christie vient de faire sensation en publiant huit mois plus tôt Le Meurtre de Roger Ackroyd, son premier gros succès populaire. Le « Mystère de la disparition de la femme romancière » (sic) fait la Une du Daily Mirror le 7 décembre. Le ministre de l’Intérieur exige de la police une prompte enquête. Le Daily News offre une prime de 100 livres (l’équivalent de 1 500 euros) à toute personne susceptible de lui apporter une information permettant de retrouver Mrs Christie. Des dizaines de policiers secondés par des centaines de volontaires partent à sa recherche. On comptera, paraît-il, jusqu’à 15 000 personnes ratissant les environs. Les étangs de Guildford sont dragués. Et, pour la première fois dans l’histoire du Royaume-Uni, des avions sont utilisés pour rechercher une personne disparue. La presse en vient à dénoncer le coût des recherches, évalué à quelque 10 000 livres sterling de l’époque.
LE PÈRE DE SHERLOCK HOLMES ENTRE EN SCÈNE
La disparition de la romancière suscite l’intérêt des écrivains britanniques spécialisés dans le mystère. Dorothy L. Sayers, qui a pris la défense d’Agatha Christie à la parution du Meurtre de Roger Ackroyd, se joint aux recherches. Quant à Edgar Wallace, auteur prolifique de romans policiers et de science-fiction, il avance une brillante hypothèse dans un article pour le Daily Mail : « C’est un cas typique de « représailles mentales » à l’encontre de quelqu’un qui l’a blessée. [à] Elle a délibérément créé une atmosphère de suicide par l’abandon de sa voiture. »
Malgré tous ces efforts, huit jours après la disparition, l’enquête patauge. Le chef de la police pense alors à solliciter l’aide de sir Arthur Conan Doyle en personne. L’auteur de Sherlock Holmes a en effet été, à titre honorifique, sous-lieutenant de la police du Surrey jusqu’en 1921. Et ses romans ont inspiré ceux d’Agatha Christie. C’est l’homme de la situation. Passionné de spiritisme, Doyle demande à la police un gant ayant appartenu à la disparue. Il va le remettre à un médium alors célèbre, Horace Leaf, pour l’aider à entrer en contact avec l’esprit de la disparue ! Le soir même, Conan Doyle remet le compte rendu de la séance au colonel Christie. Une fois mis en présence du gant, Leaf aurait tenu les propos suivants : « Un grand trouble est associé à cet objet. La personne à qui il appartient est à la fois confuse et déterminée. Elle n’est pas morte comme beaucoup le pensent. On aura de ses nouvelles, je pense, mercredi prochain » (1).
Et en effet, contre toute attente, onze jours après sa disparition, un mercredi, on retrouve la trace de la reine du crime à l’hôtel Swan Hydropathic (devenu depuis l’Old Swan Hotel), luxueux palace de la station thermale de Harrogate, dans le Yorkshire. Elle s’y est inscrite sous le nom de Teresa Neele, originaire de Cape Town. Un joueur de banjo, un certain Bob Tappin, l’a reconnue parmi la clientèle grâce à la photo qui circule dans la presseà On apprendra plus tard que Mrs Christie dînait chaque jour au Wedgwood Restaurant, puis papotait au bar avec la clientèle de l’hôtel mais restait très discrète. Un employé de l’Hydropathic téléphone au Daily News, appâté par la récompense offerte. Deux journalistes sont dépêchés sur place. Ils croisent, dans le hall de l’hôtel, une dame correspondant au signalement et celle-ci, appelée par le nom de Mrs Christie, se retourne. L’un d’eux, Ritchie Calder, racontera en 1976 : « Quand on lui a demandé comment elle était arrivée là, elle a déclaré qu’elle ne savait pas et souffrait d’amnésie. » Prévenu par la police, le colonel Christie se rend immédiatement à Harrogate. En l’apercevant, son épouse aurait dit à l’une des résidentes avec qui elle avait sympathisé : « Voici mon frère. » Le lendemain, le couple quitte l’hôtel par une issue de secours, pour éviter l’attroupement de journalistes accourus à l’annonce de la nouvelle.
Interrogée avec délicatesse par la police, la romancière ne donne aucune raison expliquant sa disparition. Deux médecins l’examinent, concluant chacun à une amnésie. Elle dit ne pas se souvenir d’avoir une fille. Les trois dernières années de sa vie semblent rayées de sa mémoire. On évoque également une dépression nerveuse. Archibald Christie fera ce seul commentaire à la presse : « Mon épouse a été victime d’une crise d’amnésie et a besoin de repos. » Plus tard, Conan Doyle écrira au Morning Post : « L’affaire Christie a offert un excellent exemple de l’utilité de la psychométrie pour les enquêteurs » (2).
RETOUR EN ARRIÈRE
Pour tenter de trouver une explication à cette étrange disparition, il faut remonter aux mois précédents En avril 1926, annus horribilis, Agatha Christie perd sa mère, à qui elle était très attachée. Elle se retrouve obligée de vider la demeure familiale de ses souvenirs d’enfance. Son mari n’éprouvant aucune compassion devant le drame – il ne supportait pas les mauvaises nouvelles ni que quiconque se plaigne de son sort -, les époux se querellent de plus en plus, parfois violemment, et vivent séparément plusieurs mois durant. Le 5 août, ils se retrouvent pour l’anniversaire des 7 ans de leur fille, Rosalind. Ce jour-là, Archibald en profite pour avouer être tombé amoureux de sa partenaire de golf, Nancy Neele. Il exprime clairement son intention de divorcer. Agatha, anglicane convaincue, refuse. Elle espère encore sauver son couple. Mais, ce fameux vendredi 3 décembre, alors que la maison prépare activement les fêtes de Noël, le colonel lui aurait froidement annoncé qu’il quittait définitivement le domicile conjugal pour rejoindre sa maîtresse.
Et, curieusement, Neele est le nom sous lequel Agatha Christie s’est enregistrée à l’hôtel de Harrogateà Pour la romancière, cet épisode de sa vie devient tabou.
En février 1928, sous la pression de l’opinion publique, le Daily Mail finit par obtenir sa première (et dernière) interview sur la question, dans laquelle elle se contredit à plusieurs reprises. « Pendant vingt-quatre heures, j’ai vécu dans un rêve et je me suis retrouvée à Harrogate. J’étais dans la peau d’une femme parfaitement heureuse qui croyait qu’elle arrivait tout juste d’Afrique du Sud », déclare-t-elle notamment. Deux mois plus tard, le divorce avec Archibald Christie est officiellement prononcé.
« INUTILE DE S’ÉTENDRE LÀ-DESSUS »
La presse britannique, déçue par le dénouement de l’affaire, après avoir envisagé toutes les hypothèses, se retourne contre la « disparue », l’accusant d’avoir cherché à se faire de la publicité. Des arguments prosaïques laissent penser que ce fut – peut-être – le cas : elle venait de publier Le Meurtre de Roger Ackroyd chez son nouvel éditeur, Collins, et, au moment de la disparition, celui-ci était en train d’imprimer un autre livre, Les quatre, qui allait paraître en janvier 1927, deux semaines seulement après la formidable campagne de presse. Ce roman dépasse les ventes du précédent. Et l’éditeur en profite pour republier ses titres. A partir de cette date, chaque nouvelle parution dépassera, en tirage, la précédente. Et une chanson populaire, composée après la médiatisation de la disparition, achève de faire connaître le nom d’Agatha Christie dans son pays.
A sa mort, en 1976, une révélation vient renforcer la théorie du « coup de pub ». On la doit à un ancien employé de William Collins, Eric Hiscock – celui-là même qui avait recommandé la jeune romancière au fameux éditeur Le 4 décembre 1926 (le jour où l’on apprenait la disparition), sir Godfrey Collins lui aurait dit : « Elle est à Harrogate, elle se repose. » L’éditeur aurait ajouté : « Ne le dites pas à la presse »à
Ce témoignage, qui semble de bonne foi, n’implique pas pour autant Agatha Christie, complice peut-être involontaire d’une opération commerciale improvisée à partir d’une tragédie personnelle Par ailleurs, inventer une pareille histoire pour faire la Une des journaux n’était pas dans son caractère Cette grande timide vivait dans la discrétion et n’aimait pas attirer l’attention sur elle. Comme l’aurait dit le médium à Conan Doyle, il fallait chercher du côté des « motivations » profondes de Mme Christie pour trouver la clé du mystère.
Un indice : l’après-midi de sa disparition, elle prit le thé chez sa belle-mère, qui remarqua qu’elle ne portait pas son alliance. D’autres éléments, rapportés par la presse de l’époque, sèment le doute, entretiennent la confusion. Le Times a révélé à ses lecteurs que le beau-frère de Mrs Christie avait reçu une lettre d’elle, postée de Londres le lendemain de sa disparition, dans laquelle elle lui apprenait qu’elle se rendait dans le Yorkshire pour suivre une cure thermale. Une information supplémentaire contredit la thèse de l’amnésie : une fois à Harrogate, Agatha Christie a expédié un courrier au magasin Harrods pour demander qu’un bijou laissé en réparation lui soit envoyé à son hôtel, à l’attention de Teresa Neele. Pour certains, cela ressemble à une fugue préméditée. Mais pourquoi avoir abandonné sa voiture ? Entretient-elle volontairement le mystère ?
On a l’impression que la douloureuse plaie laissée par la disparition de sa mère, puis avivée par la rupture avec son mari, ne s’est jamais refermée. Elle n’accorde pas une seule ligne à cet épisode dans son autobiographie, commencée en 1950, achevée en 1965 et publiée après son décès en 1977. Comme s’il ne s’était rien passé… Tout au plus peut-on, en cherchant la moindre allusion, y relever quelques phrases lourdes de sens : « L’année suivante (1926, NDLR) est l’une de celles qui me sont le plus pénibles à évoquer. Comme souvent dans la vie, quand une chose va mal, tout va mal ». Puis : « Inutile de s’étendre là-dessus ». Et enfin : « Mon horreur de la presse, des journalistes et de la foule doit, je suppose, remonter à cette époque. [à] Je me sentais comme un renard traqué, mes terriers violés, une meute de chiens hurlant à mes trousses ». Sa disparition commence et s’achève donc par un traumatisme.
La version « officielle » ne donnera rien de plus. Il est invariablement question d’une simple amnésie consécutive à un accident de voiture, sans plus de précisions. C’est la thèse défendue par sa fille, Rosalind, et par la secrétaire de la romancière, Charlotte Fisher. Des journalistes, des historiens et des biographes ont cherché, dans ses écrits, des signes avant-coureurs, des indices prémonitoires. En 1924, Agatha Christie avait publié une nouvelle dans le journal The Sketch, intitulée La Femme disparue. Il y est curieusement question d’une femme retrouvée dans une clinique, inscrite sous un faux nom.
Dans Le Secret de Chimneys, publié en 1925, le héros se retrouve au volant d’une Morris Cowley, puis, pour cacher un corps, l’allonge « soigneusement sur le bas-côté, à l’intérieur d’un virage, afin que les phares ne révèlent pas sa présence ». Quelques lignes plus loin, Agatha Christie écrit : « Lorsqu’on recherche quelque chose, on regarde par terre, on drague les étangs, mais personne n’aurait l’idée de grimper en haut de cet arbre. » La Morris Cowley, le virage, le corps disparu, les étangs dragués : s’est-elle souvenue de cette scène un an plus tard ? Rêvait-elle de devenir l’héroïne de l’un de ses romans ?
LA FIN DES ILLUSIONS
Les possibilités restant ouvertes (amnésie ? coup de pub ? vengeance ?), chaque spécialiste a développé sa propre théorie. On l’a vu, Edgar Wallace penche pour une vengeance personnelle, destinée à culpabiliser le mari infidèle. L’écrivain François Rivière, auteur d’une monographie inspirée, Agatha Christie, duchesse de la mort, a mené l’enquête en Grande-Bretagne à l’occasion d’un documentaire télévisuel pour la série Un siècle d’écrivains. Il est formel : « C’est un coup monté pour se venger de son époux, une mise en scène. »
Pourtant, la biographe britannique Janet Morgan, qui a eu accès à la correspondance privée, ne croit pas à la théorie de la revanche. « Cela dit, précise-t-elle, Agatha était » malade et déconcertée » à cette époque, que ce soit avant ou après sa disparition. » Et sa biographie (parue en 1986), que l’on peut qualifier d’officielle, fut, paraît-il, plus ou moins contrôlée par Rosalind.
L’année 1926 influencera, inconsciemment, les histoires d’Agatha Christie : les adultères y sont désormais monnaie courante, les épouses sont le plus souvent délaissées, abandonnées, ou purement et simplement assassinées. Après avoir perdu, coup sur coup, mère et mari, la romancière quitte définitivement l’univers insouciant de l’enfance pour basculer dans le monde sombre et cruel des adultes, tapissé de mensonges, de trahisons et de crimes.
En 2000, un journaliste du Guardian, John Ezard, apportait un témoignage inédit, celui de Judith Gardner, fille de Nan Kon, la belle-soeur d’Agatha Christie et sa plus proche confidente. Selon miss Gardner, les deux femmes étaient ensemble le soir du 3 décembre, dans un appartement de Chelsea. Nan sortait elle-même d’un divorce : son expérience pouvait être d’une grande utilité à son amie.
Si l’on en croit Rivière, à savoir si Agatha Christie « inventa » elle-même sa disparition pour se venger de son époux infidèle, la mettant en scène dans le moindre détail, mais sans laisser la moindre preuve de ce forfait, jamais démontré depuis, preuves ou aveux à l’appui, on peut considérer qu’elle a imaginé, dans la pire période de sa vie, la plus réussie de ses intrigues. Car, malgré les suppositions les plus crédibles, le mystère demeure.
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Par Tr. Savin
1 et 2. Cité par Peter Costello dans Conan Doyle détective (Editions du Rocher).
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