« La guerre impose de regarder en face des réalités pénibles »
Combattre le terrorisme relève d’un combat intérieur autant que de moyens policiers, affirme le philosophe Marcel Gauchet. Il faut parvenir à penser que nous avons des ennemis, à les nommer et à comprendre ce qu’ils veulent. En fait, à retrouver les réflexes perdus de la guerre.
Le Vif/L’Express : Depuis les attentats du 13 novembre, certains parlent d’hyperterrorisme. Affrontons-nous un nouveau type de menace ?
Marcel Gauchet : Cette notion – déjà avancée au moment du 11 septembre 2001 – est un excès rhétorique face à une réalité plus modeste : le rêve des terroristes est de maximiser les effets de leur action. La question est celle des moyens. Ils ne les avaient pas dans la série de tentatives à laquelle nous avons assisté depuis janvier. Cette fois, on a affaire à des gens déterminés et organisés. Nous devons nous attendre à un processus de longue durée car l’Etat islamique bénéficie d’une base arrière solide, en Irak et en Syrie. Sans le régime des talibans, Al-Qaeda n’aurait pas eu les moyens de faire les attentats du 11 septembre.
Comment une démocratie peut-elle combattre ce terrorisme sans rogner sur ses principes ?
C’est l’immense question, elle n’est pas nouvelle, posée par tout état de guerre. Nos démocraties ont muté de façon spectaculaire dans le sens de la pacification, d’un pacifisme radical, à la fois dans les relations sociales et dans les rapports avec l’extérieur. Depuis la fin de la guerre froide, elles sont volontairement désarmées et de plus en plus incapables de penser qu’elles peuvent avoir des ennemis.
Regardez la réaction spontanée des gens : « Ce sont des fous, ce sont des malades. » On a du mal à comprendre les terroristes comme des ennemis avec un projet délibéré. On pense que les gens normaux sont « comme nous », qu’ils n’ont pas l’idée de tuer quelqu’un pour faire triompher des idées. Le cas des Etats-Unis est différent, car la démocratie américaine est spontanément plus prête à se défendre. En Europe, en France en particulier, on voit bien que l’idée de toucher à quoi que ce soit en matière de liberté personnelle est une monstruosité, un retour du totalitarisme. J’en veux pour preuve les débats et polémiques en France au moment de la discussion de la loi sur le renseignement, qui n’est pourtant pas bien méchante.
Pour changer d’attitude, il faudrait commencer par nommer l’ennemi. Ce que nous sommes incapables de faire. Prononcer le mot islam écorche la bouche du président de la République. Daech veut exactement dire « Etat islamique » (EI), mais on préfère cet acronyme obscur à la désignation franche et nette. Nous sommes tous un peu comme cela, mais cette propension est télescopée par une réalité extérieure que nous ne savons pas penser spontanément. Nous sommes incapables de penser les gens qui nous en veulent, de penser ce qu’ils veulent. La guerre impose de regarder en face des réalités pénibles, voire atroces. Nos sociétés ne sont pas armées pour cela.
Le premier combat est-il à livrer contre nous-mêmes ?
Oui. Ce qui est frappant, c’est la sidération complète dans laquelle la plupart d’entre nous se trouvent, cette incapacité à comprendre ce qui nous arrive. C’est cet effort intellectuel et moral qui me paraît à la fois nécessaire et difficile, bien plus que l’interrogation sur les moyens pratiques : ceux-ci, nous les avons, notre armée est très solide, notre police efficace. Il nous manque le logiciel mental pour nous en servir.
Onze mois plus tard, a-t-on tiré les leçons des attentats de janvier ?
Aucunement. Nous sommes comme l’ivrogne qui jure qu’il va cesser de boire et qui retrouve sa pente fatale au premier bistrot. Nous pensons que la démocratie est universelle et que toute personne normalement constituée ne peut que vouloir le monde que nous avons fabriqué. C’est une évidence pour nous : tout le monde souhaite la démocratie, la paix, la poursuite de son bonheur personnel. D’où peuvent sortir les terroristes qui nous menacent, dans ces conditions ? Il faut un gros effort pour se demander : quel but ces gens poursuivent-ils, pourquoi nous haïssent -ils ? Alors, on va chercher des rationalisations du côté de la colonisation, de l’exploitation. On ne veut pas voir que nos ennemis poursuivent une autre idée de l’humanité, de la société, en fonction d’une religion et d’un héritage culturel. La lutte contre l’humiliation coloniale et la situation de dominés se surajoute à cette visée fondamentale, mais son rôle est secondaire.
Votre thèse est que leur conception de la religion fut celle de l’Occident chrétien qui s’en est débarrassé ?
Oui, à y regarder de près, les djihadistes ne sont pas si loin de nous ; nous provenons de la même histoire, sauf que nous sommes à une étape de cette histoire très éloignée de la leur. Eux ressentent notre manière de vivre comme une agression non seulement religieuse, mais civilisationnelle et anthropologique. Ils nous haïssent, mais cette haine est parente de celle que des gens bien de chez nous pouvaient éprouver à l’égard du monde moderne en train de naître il n’y a pas si longtemps. Nous l’avons totalement oubliée et cette amnésie est très mauvaise conseillère : elle entraîne le refus de voir et un sentiment de supériorité très naïf. Nos élites devraient faire ce travail de remise en question parce qu’en ayant oublié l’histoire dont nous sortons nous nous mettons dans l’incapacité de comprendre celle qui nous arrive de l’extérieur. Nous avons connu un grand moment intellectuel avec la prise de conscience critique, de 1945 aux années 1970, de ce que fut la colonisation : nous avions dominé des cultures avec la certitude que nous le faisions pour le meilleur. Cette remise en question est oubliée. Nous sommes revenus d’une autre manière à cet ethnocentrisme occidental qui nous fait penser que les autres vont devenir comme nous et qu’on va gentiment les y aider.
C’est une nouvelle forme de colonisation ?
Je le crois. Nous ne le vivons pas comme tel, car il n’y a pas de projet de domination, mais nous avons la conviction que le reste du monde cherche à s’approprier ce que nous sommes. Or, nous nous trouvons devant des gens pour qui les bienfaits de l’Occident n’en sont pas et ils nous en veulent au point de souhaiter notre mort.
Symboliquement, les attaques du 13 novembre visent ces bienfaits ?
Bien sûr, les lieux frappés sont symboliques : le foot, le bistrot, le concert, les loisirs, la liberté personnelle et le bonheur individuel. Ces choix ne sont probablement pas le fruit d’une grande méditation stratégique, mais, inconsciemment, les terroristes visent ce qu’ils détestent, qu’ils connaissent bien parce que, pour eux, c’est à la fois une tentation et une horreur absolues. La logique d’Al-Qaeda – qui visait le World Trade Center et le Pentagone – était pensée et très politique ; là, nous sommes face à un réflexe social, mais très significatif.
Quelles leçons à tirer sur le regard que nous portons sur l’islam ?
Pour nous, la religion est par excellence le domaine de la liberté individuelle. Nous avons donc une répugnance très grande à mettre en cause ce qui relève de la liberté d’autrui. Il faudrait réexaminer le contenu du mot religion. Il est vrai que le contexte politique, très troublé par la peur du Front national, ne favorise pas ce travail. La crainte de faire le jeu d’un courant xénophobe et hostile est paralysante. Nos hommes politiques sont plus accoutumés à éviter les difficultés qu’à les traiter.
Propos recueillis par Corinne Lhaïk
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