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La frégate hollandaise "Tromp" patrouille dans la mer Baltique, appuyée par deux F-35.

La guerre fantôme de la Russie s’intensifie: «Les Russes prennent de gros risques»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

La Russie intensifie sa campagne de guerre hybride. Dans le viseur, les câbles électriques sous-marins, qui font l’objet d’attaques de plus en plus fréquentes, notamment en mer Baltique. Pour le Kremlin, le but des sabotages est teinté de politique. L’Otan tente d’y apporter une réplique équilibrée, «afin de faire comprendre aux Russes qu’ils ne peuvent pas franchir certaines lignes rouges.»

Des bateaux russes soi-disant privés. Et puis, des câbles sous-marins endommagés. Visiblement, les sorties en mer Baltique de la Russie n’ont pas grand-chose à voir avec des navires de pêche ou de croisières touristiques, comme ils sont parfois officiellement (et grossièrement) immatriculés. Ils sont en réalité les premiers acteurs d’une guerre dite «hybride», qui n’est pas neuve mais qui semble s’intensifier ces dernières semaines. Ce 26 janvier, un câble sous-marin entre la Suède et la Lettonie, en mer Baltique, a été touché. Des «facteurs externes», selon Riga, qui a déployé un navire de guerre dans la zone de l’incident.

Les incidents de ce type voient leur fréquence considérablement augmenter. Le 25 décembre dernier, le câble électrique EstLink 2, qui relie la Finlande à l’Estonie, ainsi que quatre autres câbles de télécommunications avaient été endommagés. Quelques semaines seulement après des dommages similaires sur deux câbles de télécommunications dans les eaux suédoises, cette fois.

Depuis ce mois de janvier, l’Otan, –sous l’impulsion de son nouveau patron hollandais Mark Rutte– a lancé une mission de patrouille visant à protéger ces infrastructures sous-marines. Avions, bateaux et drones sont désormais dépêchés par l’Alliance à des fins de surveillance et de dissuasion. L’enjeu, s’il est moins visible que la guerre physique en Ukraine, est presqu’aussi important. Et peut nous concerner directement.

Ce dimanche, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a immédiatement fait part de sa «solidarité totale» avec les pays touchés par les dommages sur le câble letton. «La résilience et la sécurité de nos infrastructures critiques sont une priorité absolue», a-t-elle souligné sur X.

Câbles sous-marins: 97% du trafic internet mondial

Dans cette «guerre fantôme», la Russie cherche les vulnérabilités occidentales. Récemment, le navire espion russe Yantar a été aperçu en mer du Nord. Son action est à peine cachée: il sillonne les eaux pour planifier des actions d’espionnage et de recensement des réseaux sous-marins.

Il faut dire que ceux-ci sont tentaculaires: plus de 97% du trafic internet mondial passe par des câbles situés au fond des mers. Longueur totale du réseau? Près de 1,5 million de kilomètres, soit plus de 37 fois la circonférence de la Terre, selon les chiffres d’une étude de TeleGeography.

Certains câbles sont assez courts et ne font que quelques dizaines de kilomètres. D’autres, intercontinentaux, atteignent 45.000 kilomètres de portée. En cas de dégradation majeure, un impact direct sur notre vie quotidienne pourrait se faire ressentir, comme des perturbations sur WhatsApp, l’envoi d’e-mails, ou le transfert d’argent. La Belgique, pour sa part, dispose de trois connexions sous-marines avec le Royaume-Uni. Si une cartographie générale existe, les itinéraires précis des câbles de données et d’énergie ne sont pas connus publiquement, pour des raisons de sécurité. La Russie redouble donc d’effort dans sa quête de recensement sous-marin.

«Je soupçonne que les Russes ont désormais une bonne idée de l’endroit exact où se trouvent les câbles», redoute Frank Bekkers, expert en sécurité au Centre d’études stratégiques de La Haye (HCSS), dans De Morgen.

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Le bateau cargo Vezhen à Karlskrona, en Suède, ce 27 janvier. Les autorités suédoises l’ont déployé après un présumé sabotage russe. © AFP

Guerre de la Russie: une large gamme d’actions hybrides

D’après Sven Biscop, politologue (UGent et Institut Egmont) et spécialiste des questions de défense, ces attaques font partie d’une campagne plus large. «La Russie est active dans une large gamme d’actions hybrides: cyberespace, cybersécurité, guerre informationnelle et structures physiques, cite-t-il. On voit effectivement une intensification des actions hybrides actuellement. En revanche, on pouvait penser que cette accélération arriverait plus tôt dans le déroulé de la guerre en Ukraine.»

Pour la Russie, c’est une manière dérobée de répliquer aux aides occidentales à l’Ukraine, sans pour autant entrer en conflit direct.

Sven Biscop

En parallèle, l’Otan continue donc son travail de dissuasion. «Pour la Russie, c’est une manière dérobée de répliquer aux aides occidentales à l’Ukraine, sans pour autant entrer en conflit direct. Ces actions étant les plus anonymes possibles, l’Otan ne peut pas activer son fameux article 5, qui impliquerait une réponse collective de tous les membres.»

Dès lors, pourquoi observe-t-on une intensification durant ces derniers mois? Difficile à dire, selon Sven Biscop. «La Russie estime peut-être que l’Occident se divise de plus en plus. Certains gouvernements au pouvoir au sein de l’UE sont plutôt pro-russes.»

Guerre hybride de la Russie: accroître les divisions et continuer la déstabilisation en cas de cessez-le-feu

Pour la Russie, le moment semble idéal pour accroître les divisions européennes. Si tel est l’objectif, il n’a pour l’instant pas l’effet désiré. «On observe surtout une conciliation occidentale, note Sven Biscop. Pour preuve, l’Otan se déploie désormais en mer Baltique. Ce genre d’actions hybrides ne vont pas dissuader l’Occident de soutenir l’Ukraine, même si leur intensification est inquiétante pour notre propre sécurité.»

La guerre hybride serait aussi le moyen idéal, pour la Russie, de continuer ses actions de déstabilisation en cas de futur possible cessez-le-feu en Ukraine. «Il est en effet probable que ces actions continuent, même en cas de cessez-le-feu», confirme Sven Biscop.

L’intensification des actions hybrides russes est inquiétante pour notre propre sécurité.

Sven Biscop

Selon l’expert, les tentatives de brouillage GPS du trafic aérien, notamment dans l’espace Baltique, sont encore plus inquiétantes. En mars 2024, l’avion qui transportait le ministre britannique de la Défense, Grant Shapps, a subi un brouillage alors qu’il était proche de l’enclave russe de Kaliningrad. «Ces interférences sont très dangereuses, juge Sven Biscop. Les Russes prennent là un gros risque, car en cas de pertes humaines, ils provoqueraient une grave réaction occidentale.»

Guerre hybride de la Russie: faut-il répondre d’égal à égal?

L’Otan pourrait-elle être tentée, à l’avenir, d’établir une zone d’exclusion maritime afin de prévenir toute incursion russe à proximité des infrastructures stratégiques? L’option semble inenvisageable, car ces actions ont lieu dans les eaux dites internationales. «Les moyens les plus efficaces, pour l’instant, restent la surveillance, la patrouille et la dissuasion. Et le ciblage des navires suspects.»

Pour Sven Biscop, une question philosophico-stratégique mérite cependant d’être posée. «La Russie s’adonne clairement à des actions illégales contre nous. Il est dès lors permis de se demander quel type de réplique mettre en œuvre: doit-on rester dans la légalité, ou doit-on répliquer avec des sabotages similaires sur des infrastructures russes?», se questionne-t-il. Selon lui, il faut prendre cette seconde option en considération, «afin de faire comprendre à la Russie qu’elle ne peut pas franchir certaines lignes rouges.»

Répliquer à des sabotages par d’autres sabotages, certains pays s’y adonnent déjà via des démarches purement individuelles. Les Etats-Unis l’ont déjà fait dans un autre cadre, notamment en Iran. Ces procédés étaient également monnaie courante durant la guerre froide. «C’est risqué, car il faut garder un certain équilibre, et éviter l’escalade. Mais d’un autre côté, ne pas réagir, c’est dire à la Russie qu’elle peut continuer.»

De là à voir naître une vraie bataille navale éclore dans le futur? «Non, tranche Sven Biscop, tant que ces vaisseaux ne font pas partie officiellement de la marine russe, et qu’ils sont soi-disant privés, cette guerre hybride restera cachée.»  

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