Le 8 novembre 2011 à Lubmin, en Allemagne, le lancement de Nord Stream. Au temps d’une certaine insouciance… © belgaimage

«La fin du chantier Nord Stream 2 a été une des causes de la guerre en Ukraine» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour la journaliste Marion Van Renterghem, la construction des gazoducs vers l’Allemagne devait faciliter une intervention en Ukraine en endormant la réactivité des Européens.

Le 26 septembre 2022, au sud-est de l’île danoise de Bornholm, en mer Baltique, les gazoducs Nord Stream 1 et 2 étaient endommagés par une opération de sabotage. Un an plus tard, le mystère n’a pas été levé sur l’identité des responsables de cet acte inscrit dans le cadre de la guerre en Ukraine. Cette infrastructure d’acheminement du gaz russe vers l’Allemagne et l’Union européenne a été, en réalité, plus qu’un outil de développement économique. Dans l’esprit de Vladimir Poutine, elle était un préalable à l’intervention en Ukraine. C’est la thèse développée avec brio par Marion Van Renterghem, chroniqueuse à L’Express, dans Le Piège Nord Stream (1).

Vladimir Poutine était prêt à sacrifier les intérêts de la Russie pour satisfaire son besoin d’impérialisme.

Avant même la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine a-t-il théorisé la manière dont les dépendances énergétiques peuvent être instrumentalisées à des fins de politique internationale?

En tout cas, c’est le sujet de sa thèse de doctorat, qu’il n’a pas écrite, qu’il a plagiée en grande partie, mais qu’il a malgré tout signée. Elle montre son intérêt pour l’importance des matières premières dans l’édification d’une puissance géopolitique et stratégique. Il était aussi conscient de l’ampleur des gisements d’hydrocarbures dont la Russie est riche, et de l’importance du groupe énergétique Gazprom. Dès son accession au pouvoir, il comprend qu’il faut en prendre le contrôle. Il met à sa tête un de ses amis de la bande de Saint-Pétersbourg, Alexeï Miller. Et c’est de Gazprom que dépend la filiale Nord Stream AG, dirigée par Matthias Warnig, un ancien de la Stasi, un autre de ses vieux copains.

Les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été endommagés par des explosions le 26 septembre 2022. Le mystère reste entier sur leurs auteurs.
Les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été endommagés par des explosions le 26 septembre 2022. Le mystère reste entier sur leurs auteurs. © belgaimage

Pourquoi tabler sur le gaz? Offre-t-il des facilités?

En regard du pétrole, qui est plus important dans le volume d’exportation d’hydrocarbures de la Russie, le gaz a la particularité d’être un instrument qui permet la dépendance par le gazoduc. En maillant comme il l’a fait le continent européen de gazoducs interconnectés, Vladimir Poutine a placé l’Europe sous dépendance, droguée qu’elle est alors au gaz russe pas cher. C’est ainsiqu’a commencé à s’édifier son vaste piège.

Vladimir Poutine l’imagine-t-il dès son arrivée au pouvoir ou est-ce un phénomène progressif?

Un peu des deux, à mon avis. Il a un objectif quand il arrive au pouvoir: reconstituer l’Union soviétique dans ses frontières initiales. C’est assez clair. Il affirme d’ailleurs que la chute de l’URSS est la pire catastrophe du XXe siècle. Il mate la Tchétchénie. Il grappille des territoires autour de la Russie, la Géorgie, le Bélarus, la Crimée… Il est un héritier et un nostalgique de l’URSS. La récupération de l’Ukraine fait partie de son plan, sachant qu’il n’imagine pas une guerre. Pour lui, l’Ukraine est russe, elle n’a pas d’identité propre. Il s’agit donc de la récupérer. Le vrai déclic est la révolution orange de 2004-2005. Il ne supporte pas la tentation ukrainienne de se tourner vers l’Occident. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’il conclut avec Gerhard Schröder le pacte qui fait que l’ancien chancelier allemand rejoint Gazprom et Nord Stream. Mais dès 2001, il a cette idée d’un gazoduc qui contourne l’Ukraine.

Du côté allemand, la motivation première n’est-elle pas la recherche de la prospérité du pays?

Oui. La cupidité est le principal facteur d’une Allemagne fédérale qui s’est affirmée depuis la réunification. Sa prospérité se construit surtout sous Angela Merkel. Elle repose sur l’Amérique pour sa défense, sur la Chine pour le commerce, et sur la Russie pour l’importation des hydrocarbures et du gaz bon marché. Sachant que ces trois piliers sont nés d’un péché originel, attribuable à Angela Merkel mais aussi à Gerhard Schröder, le refus du nucléaire. Quand on veut être une grande puissance commerciale mondiale, que l’on n’a pas accès au nucléaire, que l’on n’a pas le droit d’augmenter l’usage du charbon, et que les énergies renouvelables ne sont pas encore au point, le gaz russe pas cher est forcément le moyen le plus simple, le plus évident d’y parvenir, d’autant qu’on y recourt pendant une période censée être transitoire.

Ceux qui affirment que la Russie n’avait aucun intérêt à saboter Nord Stream se trompent.

Au début de l’ère Poutine, n’était-il pas logique de tabler sur l’espoir du «changement de la Russie par le commerce»?

Les Allemands ont trouvé cette vieille idée des Lumières, la paix par le commerce, d’autant plus pertinente qu’elle servait leurs intérêts. Cela a été l’erreur d’Angela Merkel. Elle était pourtant la moins naïve de tous. Elle ne croyait pas autant à cette idéologie qu’un Gerhard Schröder ou qu’un Sigmar Gabriel (NDLR: le ministre de l’Economie et de l’Energie dans le gouvernement Merkel 3, entre 2013 et 2017), qui étaient, eux, idéologiquement façonnés par ce principe. Cela aurait-il pu marcher? Théoriquement, oui. Mais pas face à quelqu’un comme Vladimir Poutine. Ceux qui étaient de bonne foi, Angela Merkel incluse, n’ont pas compris que Vladimir Poutine était prêt à sacrifier les intérêts de la Russie pour satisfaire le besoin d’impérialisme quasiment messianique qu’il nourrissait.

Marion Van Renterghem, chroniqueuse à L’Express
Marion Van Renterghem, chroniqueuse à L’Express © © Philippe Matsas / Les Arenes

Gerhard Schröder, lui, a-t-il été guidé par ses intérêts personnels?

Oui. Il profite de la période de latence entre la tenue des élections générales en septembre 2005 et l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel en novembre pour négocier sa nomination chez Gazprom. Elle intervient trois mois après qu’il a quitté la chancellerie. Gerhard Schröder est la personnalité à la fois la plus trouble et la plus claire de cette histoire. Il a agi par corruption personnelle et a habillé cela en disant – peut-être y a-t-il cru lui-même – qu’il agissait aussi pour le bien de l’Allemagne et de son commerce. Sigmar Gabriel l’affirme aussi dans l’interview qu’il m’a accordée: «Pour nous, c’était formidable d’avoir Gerhard Schröder chez Poutine, cela facilitait tout.» C’était évidemment un conflit d’intérêts majeur, qui a servi avant tout à l’enrichissement personnel de l’ancien chancelier.

Ce que vous dit aussi Sigmar Gabriel, c’est que, après l’annexion par la Russie de la Crimée en 2014, les Européens rechignent à utiliser la construction de Nord Stream 2 comme moyen de pression dans la négociation…

Il m’explique qu’au moment où l’urgence était de mettre fin aux combats qui faisaient des milliers de morts sur le terrain, les médiateurs allemands et français ne pouvaient pas commencer une négociation pour obtenir un cessez-le-feu en disant aux Russes qu’ils allaient arrêter Nord Stream. Auquel cas, Vladimir Poutine aurait immédiatement mis fin à la négociation.

Comment les Allemands et les Européens n’ont-ils pas compris que la construction de Nord Stream 2 permettrait à la Russie de contourner la voie de transit existante du gaz par l’Ukraine?

C’est en effet un point difficile à comprendre. Les Allemands me disent qu’Angela Merkel a déployé des efforts sans limite pour obtenir de Vladimir Poutine que la Russie continue à utiliser les gazoducs ukrainiens. Mais je ne comprends pas qu’avec l’intelligence qui est la sienne, elle n’ait pas saisi qu’il ne s’agissait pas d’une affaire financière mais d’une question de sécurité militaire. C’est ce qu’explique très bien Andriy Kobolyev, l’ancien patron de Naftogaz, la compagnie nationale ukrainienne de pétrole et de gaz. Dès lors qu’elle n’avait plus besoin de passer par l’Ukraine, la Russie pouvait lui faire la guerre sans affecter les pays destinataires. Vladimir Poutine pensait que, puisqu’ils auraient leur gaz et qu’ils auraient chaud en hiver grâce à Nord Stream 1 et 2, les Européens n’interviendraient pas en cas d’action russe en Ukraine. Cela faisait partie du plan. Les Allemands et les Français, de leur côté, ont cru que Vladimir Poutine n’envahirait pas l’Ukraine en raison de cette interdépendance énergétique. Mais, autant on peut comprendre l’aveuglement et le flou qui prévalaient en Europe au moment de Nord Stream 1, autant après 2014 et l’annexion de la Crimée, cela paraît incompréhensible.

La fin des travaux de Nord Stream 2 était-elle une condition préalable au déclenchement de la guerre?

C’est ce que dit le patron de Naftogaz. Il l’avait prédit avant le déclenchement du conflit. Il est vrai que la coïncidence est troublante entre la fin de la construction de Nord Stream 2, en septembre 2021, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cinq mois plus tard. Je ne pense pas que cela soit la seule, mais c’est certainement une des causes de la guerre. Vladimir Poutine s’est dit: les Européens n’auront pas besoin de réagir parce qu’ils auront leur gaz. De toute façon, il ne pensait pas à une véritable guerre. Il pensait entrer en Ukraine sans devoir faire face à beaucoup de résistance, arriver à Kiev et changer le président. Il a été surpris par les événements. C’est pour cela que le plan était presque parfait. Il n’y aurait pas eu la résistance invraisemblable des Ukrainiens et la réaction héroïque de Volodymyr Zelensky, suivie de celles, inattendues, de l’Union européenne, des Etats-Unis, de l’Otan…, Vladimir Poutine aurait réussi son plan.

Dans les Länder de l’est de l’Allemagne, la haine antiaméricaine l’emporte sur la haine contre la Russie.» Marion Van Renterghem, chroniqueuse à L’Express

L’héritage des relations passées avec la Russie pèse-t-il sur l’attitude de l’Allemagne dans la guerre?

Il y a un vrai sentiment de culpabilité. Le souvenir de l’opération Barbarossa (NDLR: l’invasion extrêmement meurtrière de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale) est une cause de culpabilité. Le nazisme en est une autre. Il y a aussi l’héritage de la tentative de rapprochement, l’Ostpolitik, avec l’Allemagne de l’Est et la Russie, opérée par le Chancelier Willy Brandt pendant la guerre froide, et puis la saga Nord Stream. Il est intéressant d’observer que le mot même de Nord Stream ne figure pas dans l’accord de coalition pour la formation du gouvernement d’Olaf Scholz, en décembre 2021. Les sociaux-démocrates n’arrivent pas à rompre avec la Russie. Les libéraux non plus, mais pour des raisons commerciales. Il reste les Verts, les plus vigilants et les plus lucides depuis toujours sur cette question. Le lien avec la Russie n’est pas rompu. De surcroît, dans les Länder de l’Est où l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) a remporté des victoires électorales, la haine antiaméricaine l’emporte sur la haine contre la Russie, à laquelle on trouve des circonstances atténuante. Le côté anticapitaliste et la gouvernance par un homme fort plaisent. Poutine continue de séduire.

(1) Le piège Nord Stream, par Marion Van Renterghem, Les Arènes, 276 p.
(1) Le piège Nord Stream, par Marion Van Renterghem, Les Arènes, 276 p. © National

Sur la responsabilité du sabotage de Nord Stream, privilégiez-vous une hypothèse?

Ma seule conviction est que tous ceux qui affirment que la Russie n’aurait eu aucun intérêt à l’effectuer se trompent. Elle est la seule à avoir un intérêt rationnel à ce sabotage, alors que les autres éventuels responsables n’ont que des intérêts passionnels et non rationnels. Ce qui ne veut pas dire que la Russie en a été l’autrice ; les crimes passionnels existent. Les médias allemands et américains suivent ces derniers temps une piste ukrainienne et ont pour source l’enquête allemande. Cette enquête en elle-même me paraît étrange parce qu’elle repose sur des explosifs retrouvés sur un bateau appartenant à une société ukraino-polonaise. Quand on mène une opération aussi périlleuse et sophistiquée d’un enjeu stratégique pareil, on n’oublie pas de nettoyer le bateau. Cela ressemble beaucoup à une mission de services secrets qui souhaitent faire porter le chapeau par un autre acteur. Pure spéculation. Du reste, il m’étonnerait que l’on ait un jour la certitude de la responsabilité du crime. Mais la Russie conjugue tous les intérêts, en particulier financiers. Elle doit potentiellement des milliards aux Etats qu’elle n’a pas fournis en gaz parce qu’elle avait arrêté le transit par Nord Stream 1 avant l’explosion. Un sabotage joue comme un cas de force majeure qui lui permettrait de ne pas devoir payer son dû. D’autre part, la suspicion que le sabotage projette et le fait que l’on ne puisse pas identifier le coupable profitent plutôt à la Russie, qui est le fauteur de guerre. Pour les Ukrainiens, commettre une opération de barbouzerie en pleine guerre alors qu’ils ont un besoin vital du soutien militaire de l’Otan serait contre-productif et idiot. Mais les idioties font partie de l’histoire de la guerre. Les enquêtes partent d’un postulat erroné qui est que les Ukrainiens, les Polonais ou les Américains auraient commis ce sabotage pour détruire définitivement Nord Stream 1 et 2. Or, non seulement un des quatre gazoducs n’a pas été touché et fonctionne encore mais, de surcroît, les infrastructures endommagées sont réparables à des frais bien moindres que les sommes que devrait payer la Russie si elle devait assumer des pénalités. Seuls quelques tronçons dans la mer ont été endommagés. Ce postulat modifie les hypothèses sur les intérêts de chacun dans ce sabotage.

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