« La fin de Daech est encore loin »
« L’intérêt des Occidentaux est d’assurer une stabilité immédiate à Raqqa, une fois reconquise, pour écarter la menace djihadiste sous-jacente », analyse l’ancien ambassadeur français à Damas Michel Duclos.
Les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont pénétré, le mardi 4 juillet, dans la vieille ville de Raqqa, aux mains des djihadistes de l’Etat islamique. Ancien ambassadeur de France en Syrie, Michel Duclos dresse les perspectives du conflit après l’éventuelle chute de ce bastion de Daech.
L’offensive des Forces démocratiques syriennes (FDS) pour la reprise de Raqqa s’accélère, mais peut-on en attendre une évolution positive de la situation en Syrie ?
C’est d’abord en mois ou en semaines plus qu’en jours qu’il convient de mesurer les progrès de la reprise de Raqqa. Ensuite, cela peut constituer aussi bien un tournant qu’une fin de jeu pour les Occidentaux. Si les Etats-Unis et leurs alliés s’arrêtent à la prise de Raqqa, s’ils laissent de surcroît la gouvernance de ce bastion du groupe Etat islamique (EI) à des acteurs qui avantageront le régime de Damas, nous n’aurons nullement réglé le problème. Pour que Raqqa soit un tournant, il faudra, d’une part, que la ville soit dirigée de façon optimale une fois libérée et, d’autre part, que l’offensive soit poursuivie en direction de la vallée de l’Euphrate afin d’en chasser ce qui restera de l’EI. Il faudra donc aller jusqu’à Deir ez-Zor et Abou Kamal.
La libération de Raqqa change- t-elle fondamentalement la donne entre les Occidentaux, d’un côté, et l’armée syrienne soutenue par les Russes et les Iraniens, de l’autre ?
Les Russes et les Iraniens ne se sont pas jusqu’ici portés sur Raqqa ; ils laissaient faire les FDS, qui sont constituées de Kurdes appuyés par des bataillons arabes locaux. C’est vrai que l’on voit maintenant des forces prorégime avancer. Mais, fondamentalement, le régime et ses alliés attendent de tirer les marrons du feu après les combats que mènent les FDS équipées et conseillées par les Etats-Unis. De cette façon, une fois le groupe Etat islamique chassé, la ville pourrait revenir dans le giron de Damas. Dans le sud, du côté de Deir ez-Zor, ce sont les forces gouvernementales et les milices pro-Assad, avec un appui iranien, qui sont en première ligne contre Daech et qui se rapprochent de l’Euphrate. Ce qui donne lieu, dans le désert du sud-est syrien, à des affrontements sans précédent entre l’aviation américaine et les forces iraniennes.
Va-t-on laisser le régime de Damas tirer profit de la reprise de Raqqa ?
Les Kurdes du PYD n’ont jamais rompu avec le régime : dans le précédent de Manbij, ville du nord reprise à l’EI par les FDS en août 2016, l’empreinte de Damas est réapparue après la victoire des Kurdes. Le risque est le même à Raqqa. Avec des conséquences plus lourdes : si les forces de Damas reviennent sur place, les populations locales ne se sentiront pas libérées, et cela fera le jeu de Daech. L’EI disparaîtrait en tant que proto-Etat, mais maintiendrait sur le territoire syrien son réseau terroriste. L’intérêt des Occidentaux est d’assurer une stabilisation immédiate, afin d’écarter la menace djihadiste sous-jacente.
Il faut reprendre Raqqa, mais l’EI continuera le combat différemment. La menace va muter »
Comment ?
Il faut mettre en place des instances de décision qui soient vraiment issues de la population locale, et assurer une présence internationale très forte, peut-être sous l’égide des Nations unies, en tout cas avec une vraie participation de l’Union européenne. L’objectif est que la situation nouvelle apparaisse aux habitants nettement préférable à la précédente.
Pour y parvenir, ne faut-il pas se rapprocher des Russes ?
Dans une note que publie l’Institut Montaigne (1), j’explique qu’il existe des champs de coopération possibles entre les Occidentaux et les Russes. C’est le cas dans la vallée de l’Euphrate, où les intérêts des uns et des autres convergent contre l’EI. C’est aussi vrai d’Idlib, à l’ouest d’Alep, qui est aujourd’hui la place forte d’Al-Nosra, c’est-à-dire d’Al-Qaeda : il y a là une menace considérable pour toutes les parties. Idlib forme une sorte d’enclave où, en échange de l’évacuation d’Alep par les rebelles, le régime a laissé se rassembler des groupes armés de différentes affiliations, ainsi qu’une population chassée de l’est d’Alep.
On a tendance à vouloir simplifier ce conflit, d’une complexité inouïe…
C’est vrai. Selon l’expression anglaise, il y a deux éléphants dans la pièce, dont on parle peu. Les groupes djihadistes autres que l’EI sont très nocifs et tirent en partie profit de la concentration des forces de la coalition contre Daech. Quant aux milices chiites (en provenance du Hezbollah libanais, principale composante, ou d’Iran), qu’on ne peut pas classer comme terroristes, elles sont rejetées par la population et empêchent toute stabilisation.
La prise de Raqqa est-elle au moins un coup dont le groupe Etat islamique ne se remettra pas ?
Non. Certes, Raqqa, bien plus que Mossoul, est le principal centre de programmation des attentats, en particulier de ceux qui ont visé la France. C’est une raison suffisante pour reprendre la ville. Mais l’EI continuera le combat différemment : d’abord en cherchant d’autres lieux de refuge, peut-être plus isolés, ensuite en exerçant ses exactions sous d’autres formes (réseaux, guérilla urbaine… ). On est au début de la fin de Daech, mais on est loin de la fin de Daech : la menace va muter. Du reste, on sait qu’une partie des combattants de l’EI ont déjà rejoint Idlib avec leur famille.
Y a-t-il une chance que les Russes et les Américains se rapprochent en Syrie ?
Les trois acteurs principaux sont les Etats-Unis, la Russie et l’Iran ; il est très difficile d’imaginer un accord triangulaire, surtout depuis que l’on connaît les options de l’administration Trump contre le régime iranien. Le dilemme est que, même si Moscou peut avoir des intérêts communs avec Washington, la position russe dépend de l’action des milices iraniennes, lesquelles préservent Bachar al-Assad et son clan. C’est une difficulté structurelle qui empêche tout rapprochement réel. Là-dessus se greffent les errances de la stratégie américaine en Syrie, auxquelles s’ajoutent les problèmes internes que rencontre actuellement la Maison-Blanche au sujet de la Russie. Il reste que Russes et Américains se parlent, en particulier sur des sujets militaires concrets.
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