Un journaliste allume une bougie à la mémoire du journaliste d'investigation assassiné, Jan Kuciak, à Trencin, Slovaquie. © REUTERS

La dernière enquête de Jan Kuciak, journaliste slovaque assassiné

Jan Kuciak, le journaliste slovaque assassiné avec sa compagne, enquêtait sur les liens présumés entre la mafia calabraise et les dirigeants de son pays. L’investigation pour laquelle il a probablement perdu la vie a été partiellement publiée par aktuality.sk.

A 27 ans, Jan Kuciak était spécialisé dans les affaires de corruption et de fraude fiscale. Avant sa mort, le journaliste d’investigation travaillait avec l’OCCRP (projet de reportages sur le crime organisé et la corruption) et son média Aktuality.sk sur l’infiltration de la mafia italienne ‘Ndrangheta dans le pays.

La ‘Ndrangheta est considérée par Europol comme un des groupes criminels les plus puissants et redoutables, active dans le trafic de cocaïne, le trafic d’armes, la fraude et le blanchiment d’argent. Entre autres.

Le reportage de Jan Kuciak, « aujourd’hui inachevé pour toujours », a été relayé en anglais par le Spectator slovaque. Un travail d’investigation qui retrace les chemins de personnalités issues pour les unes du monde mafieux, et pour les autres du monde politique slovaque. Des routes qui se croisent d’un peu trop près.

Des tribunaux italiens à la Slovaquie

Plusieurs Italiens ont « trouvé un second foyer en Slovaquie », explique le récit. Malgré des problèmes avec la loi italienne, ils se sont « lancés dans des affaires, recevant des subsides, collectant des fonds européens et construisant des relations avec des personnalités politiques à forte influence, jusqu’au gouvernement slovaque », affirme l’enquête de Jan Kuciak.

L’un d’entre eux est Antonio Vadala, dont le travail de Kuciak retrace le parcours. Vadala a passé une partie de sa vie dans la ville italienne Bova Marina, connue pour être le foyer du clan Vadala de la ‘Ndrangheta qui, selon des rapports, a été responsable d’au moins 25 meurtres. Poursuivi par la justice pour avoir aidé un membre d’un autre clan à se cacher et à s’enfuir, Antonio Vadala sera finalement relâché par manque de preuve.

Il eut une seconde fois à faire à la justice italienne pour être allé jusqu’à Rome pour « punir physiquement » un homme qui avait « causé du tort au clan ». Antonio Vadala a alors trouvé refuge dans l’est de la Slovaquie, où il s’est lancé dans les affaires : agriculture, immobilier et énergie.

Infiltrer le jeu politique

Entre ensuite en scène une des personnalités centrales de l’enquête du journaliste: Maria Troskova. La jeune femme avait travaillé auprès de l’ancien ministre de l’Economie, Pavol Rusko, avant de collaborer avec Vadala. Ensemble, ils fondent Gia management. Maria Troskova quitte l’entreprise après un an pour devenir l’assistante parlementaire de Viliam Jasan. Quelques mois après, elle commence à travailler pour le Premier ministre, Robert Fico. L’homme à la tête du pays n’a pas voulu s’exprimer sur les raisons qui ont motivé son choix.

Un an plus tard, Viliam Jasan est nommé secrétaire d’Etat du Conseil national de sécurité. L’enquête démontre, à travers différents exemples, les relations qui existent entre Jasan et Vadala, liés dans leurs activités économiques.

« Cela signifie », écrivait Kuciak, « que deux personnes, proches de l’homme qui est venu en Slovaquie alors qu’il était personnellement accusé d’être impliqué dans la mafia en Italie, ont quotidiennement accès au Premier ministre, Robert Fico, qui les a choisis personnellement. »

D’autres liens entre Antonio Vadala et des personnalités politiques du parti Smer du Premier ministre ont aussi été mis en lumière par l’enquête.

Face à la justice slovaque

Valada et son entourage ont aussi eu des problèmes avec la justice slovaque, ayant été suspectés pour fraude et extorsion. Le reportage relate quelques-uns de ces cas sur base de documents judiciaires obtenus légalement.

L’un d’entre eux met en cause Sebastiano Vadala, qui avait « envoyé un avertissement », soit menacé de mort, un concurrent qui possédait 40 hectares de terres cultivables dont il voulait s’emparer. « Tout ça car la compagnie exploitait le terrain que les Italiens voulaient pour leur business. Ça n’a jamais intéressé les autorités qui étaient les propriétaires légaux du terrain » comment Kuciak. Par « manque de preuve », les charges contre Sebastiano Vadala ont été abandonnées.

Agriculture et détournement d’argent

Antonio Vadala n’est pas le seul italien établi en Slovaquie à avoir des liens avec la ‘Ndrangheta. « Dans la partie est du pays, quatre représentants de la famille italienne calabraise, opèrent là-bas » annonce le journaliste. « Il y a aussi les familles des Rods et des Catropoves. L’agriculture est devenue leur activité principale en Slovaquie. Ils possédaient, ou possèdent toujours, des dizaines d’entreprises dont la valeur s’élève à des dizaines de millions d’euros. Ils gèrent des centaines de milliers d’hectares, pour lesquels ils reçoivent des millions en subsides ».

Ces familles auraient, en un an, réussi à obtenir plus de 8 millions d’euros de l’agence de paiements agricoles, et d’autres centaines de milliers d’euros d’autres projets de subsides.

D’après l’enquête, l’éligibilité de ces paiements est aussi contestable. Le reportage documente plusieurs cas de violation de lois afin de les obtenir : déclarer une superficie huit fois supérieure à la taille réelle ou encore réclamer un payement pour des terres pour lesquelles ils ne paient aucun loyer ou n’ont pas de droit d’exploitation.

« Le blanchiment d’argent est le principal business de ‘Ndrangheta à l’étranger » explique Kuciak. Même s’il n’y a aucune preuve que les familles citées aient effectué un blanchiment d’argent, il persiste des doutes quant à l’origine de leur argent. D’après l’investigation, il vient principalement d’Italie, notamment d’activités illicites, de criminalité financière et de trafic de cocaïne.

Etablir la vérité et protéger les journalistes

Dans une note finale au bas de l’article, on peut lire : « Les conclusions de l’article sont manquantes puisque l’auteur n’a pas pu l’achever. A la mémoire de Jan Kuciak, collègue et grand journaliste. »

Jan Kuciak travaillait en effet toujours sur cette enquête lorsqu’il fut assassiné. Il recueillait encore des documents sur des hommes considérés comme extrêmement dangereux par la police italienne. Après son assassinat, le sujet du reportage a fuité. L’OCCRP a donc voulu établir la vérité sur les informations qu’il possédait mais aussi réduire les risques pour les journalistes qui ont enquêté aux côtés de Kuciak. En l’honneur de sa mémoire et afin de protéger ses collègues, l’OCCRP et Aktuality.sk, ont donc choisi de publier son récit incomplet.

Jan Kuciak a été assassiné avec sa compagne, Martina Kusnirova, à leur domicile à Velka Maca, à environ 65 kilomètres à l’est de Bratislava. Ils avaient 27 ans. Le double meurtre par balle a été commis entre jeudi et dimanche, selon la police. Elle aurait trouvé des munitions disposées autour des corps, le quotidien Pravda décrivant la scène comme faisant penser à un « avertissement ».

La Slovaquie se situe aujourd’hui à la 17ème place du Classement mondial 2017 de la liberté de Reporter Sans Frontière, ayant perdu cinq places par rapport à l’année précédente. Selon RSF, il s’agit du cinquième meurtre d’un journaliste dans l’UE au cours de la décennie passée.

Le meurtre en Slovaquie suit celui, en octobre, de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia qui avait dénoncé des crimes et la corruption sur l’île méditerranéenne.

Oriane Renette

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