La dérive ultranationaliste du pouvoir indien
Depuis sa réélection il y a un an, le Premier ministre a multiplié les décisions qui ciblent la communauté musulmane. Ses opposants, dont le député du Parti du Congrès Shashi Tharoor, y voient la volonté d’instaurer un « Etat hindou ». Un objectif que la crise sanitaire pourrait faciliter.
Il y a un an, un marathon électoral de cinq semaines aboutissait, dans la plus grande démocratie au monde, à la reconduction au poste de Premier ministre du nationaliste Narendra Modi, leader du Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP). Avec 352 des 543 sièges de la Chambre basse du Parlement, son alliance de droite confortait sa majorité et distançait largement la coalition d’opposition emmenée par l’historique Parti du Congrès (91 élus). Alors que son premier mandat avait surtout été axé entre 2014 et 2019 sur les questions économiques, Narendra Modi a imprimé son action, depuis sa réélection, de forts accents identitaires. Le 5 août 2019, il a abrogé le statut d’autonomie du Cachemire indien, territoire disputé par le Pakistan, et fait emprisonner les principaux dirigeants de la communauté musulmane majoritaire. Le 11 décembre, il a fait adopter par le Parlement un amendement à la loi sur la nationalité (Citizenship Amendment Act) qui facilite l’accès à la nationalité des immigrés arrivés avant 2015 du Pakistan, d’Afghanistan et du Bangladesh, à l’exception des musulmans. Enfin, le ministre de l’Intérieur Amit Shah, l’éminence grise du Premier ministre, a promis d’étendre à l’ensemble du pays un Registre national des citoyens mis en oeuvre dans l’Etat d’Assam et décrié par l’opposition qui y voit un nouvel outil pour exclure de la citoyenneté les musulmans, qui représentent, avec quelque 172 millions d’âmes, plus de 14 % de la population.
En Inde, tout le monde est éligible à chaque fonction, quelle que soit sa religion.
Député du Parti du Congrès de l’Etat du Kerala, l’ancien diplomate onusien Shashi Tharoor avait exprimé sa crainte, dans un livre paru en 2018 en Inde, que la politique du Premier ministre Modi ne plonge le pays dans une dérive nationaliste. Mais il lui accordait encore alors une forme de bénéfice du doute. Cette bienveillance – il avait approuvé certaines actions du gouvernement et accepté de participer à l’opération » Nettoyons l’Inde » en faveur de l’environnement – lui avait d’ailleurs coûté son poste de porte-parole de l’opposition. Aujourd’hui qu’est sortie la version française de son essai sous le titre L’Inde selon Modi (1), Shashi Tharoor doit bien constater que l’action du chef de gouvernement indien depuis sa réélection confirme le scénario sombre qu’il avait esquissé.
Les dernières décisions du gouvernement de Narendra Modi sont-elles discriminatoires à l’égard des musulmans ?
Le gouvernement a d’abord décidé de criminaliser le divorce musulman. Auparavant, une séparation pouvait être actée si le mari prononçait à trois reprises la formule » talaq » (divorce). La Cour suprême indienne avait invalidé cette pratique jugée illégale. Le gouvernement a choisi de traduire cette décision dans une loi qui prévoit des sanctions pénales. Le problème est qu’en Inde, beaucoup de maris de toutes confessions déshéritent leur épouse sans être punis. Les musulmans se sont sentis visés spécifiquement. Quelques semaines plus tard, le gouvernement a mis fin au statut d’autonomie du Cachemire sans consulter qui que ce soit, sans organiser de vrai débat au sein de l’assemblée régionale, et en arrêtant les principaux leaders politiques cachemiris. Ensuite, le gouvernement a adopté l’amendement à la loi sur la citoyenneté qui a changé le principe même du concept indien de citoyenneté. Tout en visant une communauté.
En quoi cet amendement est-il en contradiction avec les idéaux des fondateurs de l’Inde moderne et avec le principe de sécularisme ?
Le sécularisme indien consiste à mettre les droits de toutes les religions sur un pied d’égalité. Contrairement à la laïcité française, il n’interdit pas l’expression des croyances religieuses dans les administrations ou dans les écoles. En revanche, comme dans la laïcité française, l’Etat ne favorise pas une religion ou une autre. Et appartenir à une religion ne peut justifier une discrimination. Au Pakistan, vous ne pouvez pas devenir président, Premier ministre, chef de l’armée si vous n’êtes pas musulman. En Inde, rien de tout cela. Il est inconstitutionnel d’interdire à quelqu’un l’accès à une fonction en vertu de sa pratique religieuse. Tout le monde est éligible à chaque fonction. C’est un principe essentiel. Le mot sécularisme n’existait pas quand la Constitution a été écrite. Il a été introduit un peu plus tard, en 1976. Il prévoit non seulement la liberté de croyance mais aussi la liberté de propager sa foi. Ce choix a été le résultat d’un grand débat. La Constitution a été écrite après la partition dramatique par les Britanniques du sous-continent entre l’Inde et le Pakistan, censé être le pays réservé aux musulmans. Mais beaucoup de musulmans indiens ont rejeté cette idée. Ils ont souhaité rester dans leur pays, n’acceptant pas l’idée d’un Etat fondé seulement sur la base de la religion. A l’époque, certains, pas nombreux, ont suggéré de faire de l’Inde un » pays hindou « . C’est ce mythe que le gouvernement de Narendra Modi tente de raviver depuis sa réélection.
Donc créer de facto un Etat hindou ?
Si vous questionnez les dirigeants du BJP, ils vous répondront qu’ils respectent la Constitution, qu’ils ne veulent pas la changer et que les nouvelles lois sont entièrement constitutionnelles et approuvées par une majorité démocratiquement élue. Donc, formellement, que pouvez-vous leur reprocher ? Mais on peut changer l’application d’une Constitution sans pour autant jeter son texte par la fenêtre.
Dans votre livre, vous évoquez des prises de position qui assimilent la politique de Narendra Modi à du fascisme. Iriez-vous jusque là ?
Il y a des éléments communs avec le fascisme : l’identification du régime avec le peuple, l’alliance des militaires et de l’Etat, l’intimidation des médias, l’assaut contre les institutions autonomes et indépendantes. Mais parler de fascisme est exagéré. Le contexte actuel en Inde n’est pas celui des années 1930 en Europe. Nous restons une démocratie. Le grand danger est toutefois de penser que cela n’arrivera jamais et qu’il n’y a rien à craindre. Et un jour, on s’aperçoit qu’il est trop tard. Donc, il est utile d’attirer l’attention du peuple indien et du monde aux risques que mène ce genre de gouvernement. Parce que des gestes inacceptables ont été posés. D’ailleurs, beaucoup d’Indiens ne sont pas convaincus par ce gouvernement. En Inde du sud, le BJP n’a quasiment pas de présence crédible. Il fonde son pouvoir sur son audience en Inde du nord, où l’on parle hindi, qui est très rurale, qui voue un grand respect à la vache. Dans ces Etats, la population est très réceptive au slogan du BJP, » Hindi, Hindutva, Hindustan « , soit la référence à la langue et à la philosophie politique d’une Inde, pays du peuple hindou. C’est beaucoup moins significatif dans les Etats du sud. Cela me donne l’espoir que, dans un grand pays comme le mien, opérer une telle transformation ne sera pas facile. Mais, avec cette crise du coronavirus qui a permis au gouvernement de concentrer beaucoup de pouvoirs et de passer outre celui des Etats, on peut craindre de voir un gouvernement postvirus encore plus puissant et peu désireux de céder les pouvoirs qu’il aura acquis, par exemple en matière de surveillance de la population. La technologie des data a été utilisée pour tracer le parcours du virus chez les personnes malades. Elle peut être aisément détournée à des fins beaucoup moins respectables.
Narendra Modi est arrivé au pouvoir auréolé de ses succès économiques comme ministre en chef de l’Etat du Gujarat. Quel bilan tirez-vous de sa politique économique ?
C’est un désastre. Le taux de croissance est inférieur à celui qui prévalait avant qu’il arrive au pouvoir. Chaque secteur de l’économie est en difficulté. Le taux de chômage enregistré avant la crise du coronavirus n’avait jamais été aussi élevé depuis quarante-cinq ans. C’est d’ailleurs peut-être parce qu’il ne pouvait pas s’appuyer sur des résultats significatifs en matière économique que Narendra Modi a entamé son deuxième mandat avec un agenda essentiellement axé sur la sécurité nationale, la lutte contre le terrorisme, le nationalisme et une forme d’islamophobie très inquiétante.
Avec quelques milliers d’infections et moins d’une centaine de morts en milieu de semaine, l’Inde apparaît relativement épargnée par la déferlante mortifère du Covid-19. Le pays de 1,3 milliard d’habitants est soumis à un confinement de 21 jours décidé le mardi 24 mars à minuit. Le principe du lockdown n’est pas vraiment remis en question, sauf peut-être sur son timing jugé tardif et sa durée estimée trop courte. En revanche, les modalités de son application sont fortement critiquées par l’opposition. Le député du Kerala Shashi Tharoor déplore le défaut de planification du gouvernement. Il reproche à Narendra Modi d’avoir ordonné le confinement quatre heures seulement après son annonce à la télévision. » Tout le monde était prêt à accepter le lockdown. Mais pour une décision aussi importante, il aurait fallu accompagner son annonce de plusieurs mesures : donner suffisamment de temps aux employeurs pour organiser le travail, promulguer des règlements protégeant les personnes contraintes au chômage, permettre aux travailleurs migrants, très nombreux en Inde, de voyager pour rentrer chez eux… » La crainte, en Inde, est que les décès dus à la crise soient plus la conséquence de la faim que du virus.
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