La COP 28 déjà flinguée par son président, le sultan Al-Jaber? « Un tigre ne devient pas végétarien »
Le sultan al-Jaber, qui présidera la COP28 des Nations Unies sur le climat, est l’objet d’un conflit d’intérêts flagrant qui hypothèque déjà l’issue de cette conférence. Sa double casquette de CEO du plus grand groupe pétrolier des Emirats Arabes Unis et de président de la COP 28 est très critiquée.
Les manipulations de Wikipédia par l’équipe du sultan sont révélatrices de ce que risque de devenir la conférence internationale sur le climat à Dubaï: une vaste opération de com’ et de greenwashing. Dès le départ, la nomination à la tête de la COP 28 du CEO d’Adnoc (Abu Dhabi National Oil Company), la principale compagnie pétrolière nationale des Emirats arabes unis, était déjà très critiquée, vu le conflit d’intérêts flagrant entre les deux fonctions. Plus de 120 élus du Parlement européen et du Congrès américain avaient même demandé à Abou Dabi de démettre de ses fonctions Ahmed al-Jaber, qui est également ministre de l’Industrie. En vain. L’intéressé a même tenté de soigner son image en la verdissant, allant jusqu’à faire nettoyer sa notice Wikipédia, comme l’a révélé The Guardian.
Un nombre impressionnant de contrats gaziers a été négocié en coulisse de la COP, c’est surréaliste!
Entre autres époussetages grossiers, des collaborateurs du sultan ont tenté de supprimer la référence à un accord de quatre milliards de dollars signé, en 2019, avec BlackRock et KKR, deux gigantesques fonds d’investissement américains, pour développer des oléoducs. Sous un pseudonyme, le responsable marketing du sommet de Dubaï a voulu introduire sur la page Wikipédia de la COP une citation d’un édito de l’agence Bloomberg décrivant al-Jaber comme étant «le genre d’allié dont le mouvement climatique a besoin». Des spécialistes de la désinformation ont également repéré sur X des dizaines de faux profils de soi-disant scientifiques ou ingénieurs de l’environnement, générés par l’IA, vantant «la passion du sultan pour l’action climatique». Les organisateurs de la conférence ont démenti toute implication.
COP28: pourquoi la présidence d’Ahmed al-Jaber est problématique
Il est vrai qu’à côté d’Adnoc, al-Jaber préside la société d’énergies renouvelables Masdar, qu’il a fondée en 2006 et qui est à l’origine de la première ville «zéro déchet, zéro carbone» du monde, Masdar City. Mais, les Emirats étant dotés des quatrièmes réserves pétrolières mondiales, l’or noir reste leur première occupation et ils ne semblent pas envisager sa disparition, si l’on en croit les investissements énormes qu’Adnoc a réalisés ces dernières années. «De toute façon, la COP de Dubaï est lourdement entachée par le conflit d’intérêts majeur de son président, assène Adel El Gammal, secrétaire général de l’EERA, l’Alliance européenne de la recherche énergétique. Et cela décrédibilise les COP en général, déjà envahies par les lobbies pétroliers. Il faut, en outre, être conscient du poids géopolitique des Emirats arabes, surtout dans le contexte actuel du conflit israélo-palestinien.»
De son côté, le sultan émirati se défend d’être le cheval de Troie des producteurs de pétrole. En juin dernier, en marge de négociations préalables à la COP 28, il a déclaré que la réduction des énergies fossiles était «inévitable». Ce discours d’un dirigeant du Golfe a été perçu comme une petite révolution, d’autant que le sujet du pétrole a jusqu’ici été un tabou absolu dans les discussions au sein des COP. Seule la réduction de la production de charbon a fait l’objet d’un accord – timide et à l’arraché – en 2021, à Glasgow. S’agit-il néanmoins d’un double langage de la part du patron de la compagnie gazopétrolière qui a vu ses effectifs augmenter de 25% ces deux dernières années et développe considérablement ses activités gazières, en particulier le GNL (gaz naturel liquéfié)?
On peut espérer un changement de l’intérieur. Mais s’attend-on à ce qu’un tigre devienne végétarien?
Al-Jaber est perçu comme réaliste et pragmatique. Outre l’Industrie, il est aussi ministre des Technologies avancées et croit dur comme fer au processus de CCS (Carbon capture and storage) qui permet de capter le CO2 lors de la combustion d’énergies fossiles avant de le transporter pour le séquestrer dans des couches géologiques profondes. Encore à l’état d’expérience pilote, cette technologie, qui n’est pas véritablement commercialisée, s’avérera utile pour faire aboutir la transition dans l’urgence qu’on connaît. Mais, si elle est présentée comme une solution miracle par le secteur des hydrocarbures, elle convainc moins les experts du climat. Le sujet sera âprement discuté à Dubaï, la fin des fossiles étant l’enjeu majeur de la COP.
L’importance des mots
Une querelle sémantique est engagée autour du terme unabated (non atténué) qui désigne les énergies fossiles qui ne font pas l’objet de captage. Au printemps dernier, le G7 a appelé à accélérer l’abandon des fossiles unabated. Mais la définition du terme reste floue. Quelle quantité d’émissions doit être captée pour que le combustible soit abated (atténué)? Même le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ne le dit pas. Un flou dangereux. «Le problème est que les pays producteurs ne veulent sortir des fossiles que pour les unabated, éclaire Romain Weikmans, professeur à l’ULB, spécialiste des négociations climatiques. Les pétroliers américains vont dans le même sens: business as usual, avec une petite couche de technologie en plus. Or, le captage n’est pas “la” solution, mais une partie seulement de celle-ci.»
Pour les ONG environnementales comme pour les experts académiques, c’est indéniable: on ne peut rester au niveau de production et de consommation d’énergies fossiles actuel, même avec le captage et le stockage de CO2. Loin de là. «L’Agence internationale de l’énergie elle-même recommande que le CCS ne soit utilisé que pour la partie résiduelle d’énergies fossiles lorsque 80% de ces énergies seront remplacés par les renouvelables et le nucléaire, abonde Adel El Gammal. On peut cependant craindre qu’al-Jaber pousse à prolonger l’exploitation du fossile, en se basant essentiellement sur les promesses du CCS.» La BBC vient de révéler qu’il avait utilisé son rôle de président de la COP 28 pour conclure des marchés dans les énergies fossiles. Ce que nie l’intéressé.
Le patron de la COP sera, pour le moins, attendu au tournant. «Lorsqu’on évoquera la mort des énergies fossiles, il faudra prêter attention à un autre enjeu sémantique, comme pour le charbon à Glasgow, prévient Rebecca Thissen, chargée de recherche pour l’ONG internationale Climate Action Network. Il s’agira soit de phase out, donc la fin du fossile, soit de phase down, la réduction du fossile, ce qui est beaucoup plus vague en matière de temporalité et d’impact.» «Il est clair qu’al-Jaber ne milite pas pour le phase out, avance El Gammal. Ou alors un phase out pour les émissions, donc seulement pour les fossiles unabated…» Par ailleurs, quand on parlera de fossile, cela intégrera-t-il le gaz? On sait que le sujet est sensible, y compris pour l’Union européenne qui l’a repris dans sa taxonomie verte (classification des activités durables).
Les lobbies dans la ligne de mire
On doute évidemment que la conférence de Dubaï accouche d’une date fixe pour l’abandon total des énergies fossiles. D’autant que, sur place, les lobbies pétroliers et gaziers seront plus nombreux que jamais. «L’an dernier, une délégation gigantesque se trouvait à Charm el-Cheikh, relate le patron de l’EERA, habitué de ces conférences. Une impressionnante quantité de contrats gaziers a même été négociée en coulisse de la COP. C’est surréaliste.» Si, les années précédentes, on y faisait moins attention, ces lobbyistes seront, cette fois, épiés. «Il est clair que, du côté des ONG, avec un président de la COP comme celui-ci, on y regardera de près, annonce Rebecca Thissen. On veillera à ce qu’on opte pour une politique plus stricte en matière de conflit d’intérêts pour les prochaines COP.»
Il est à craindre qu’al-Jaber pousse à prolonger l’exploitation du fossile.
Pourra-t-on aller jusqu’à interdire à ces lobbies de fréquenter les conférences sur le climat? L’industrie du tabac a participé tout un temps aux négociations de l’OMS, avant d’en être écartée. Pourquoi ne pas faire la même chose avec l’industrie des énergies fossiles? «On devrait, mais cela semble très compliqué, car il y a trop d’intérêts financiers et étatiques en jeu, analyse Adel El Gammal. En attendant, il faut continuer à dénoncer le cynisme des compagnies pétrolières qui affirment utiliser les bénéfices du pétrole pour financer la transition verte. Les dizaines de milliards de dollars que la hausse des prix de l’énergie leur a rapportés servent principalement à rémunérer leurs actionnaires. Plusieurs ont même procédé à des rachats d’actions: c’est ce que fait une société qui ne sait plus quoi faire de son argent.»
Double visage, double langage?
Cela dit, vu sa situation et les pressions déjà exercées sur lui, le sultan al-Jaber ne pourra pas obtenir, à l’issue de la COP, un accord qui ne se veut pas ambitieux. Certains – lui le premier – voient d’ailleurs sa présidence comme une opportunité. Il aime répéter que personne n’est mieux placé pour parler énergie. «Il veille, en tout cas, à ce que la société civile assiste à la majorité des discussions, témoigne Rebecca Thissen. Il nous a ouvert les portes des salles de négociation lors de la pré-COP à Abou Dabi, fin octobre.» Bon signe. Mais le CEO d’Adnoc peinera à convaincre, ne fût-ce qu’à cause des projets de son entreprise pétrolière.
Pour atteindre l’objectif zéro carbone en 2050 et espérer maintenir le réchauffement sous la barre de 1,5 °C, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) recommande de ne plus procéder à de nouveaux forages. Or, s’ils se réalisent, les projets d’expansion des plus grands producteurs d’hydrocarbures fossiles aboutiront à des quantités de combustibles qui doubleront le «budget» carbone de la planète. Parmi ces producteurs, les projets d’Adnoc sont les plus incompatibles avec le scénario 1,5 °C, selon la base de données Gogel (Global Oil & Gas Exit List) réalisée à partir des informations du grand cabinet de conseils en énergie Rystad. Le site Politico a récemment révélé que la compagnie émiratie, qui veut doubler sa capacité de production d’ici à 2027, avait postposé après la COP la procédure d’attribution de concessions de forage. Al-Jaber, docteur Jekyll et M.Hyde?
En juin dernier, The Guardian avait soulevé un autre lièvre: celui d’un partage de serveurs entre l’Adnoc et le bureau de la COP 28, ce qui permettait au premier de lire les e-mails du second. «Le fait que la COP soit présidée par le CEO d’un grand groupe pétrolier est le reflet du monde d’aujourd’hui toujours dominé par les énergies fossiles, constate Romain Weikmans. On peut sans doute espérer que le changement vienne de l’intérieur. Mais s’attend-on à ce qu’un tigre devienne végétarien?» Tout est dit.
Tensions Nord-Sud, suite
Aider les pays en développement à affronter le réchauffement et la transition sera un autre enjeu majeur de la COP, attisé par le climat géopolitique actuel. Al-Jaber l’a en tout cas placé haut dans l’agenda. La conférence de Charm el-Cheikh avait failli capoter sur ce sujet jusqu’à ce qu’un accord de dernière minute se dégage sur le principe d’un fonds «pertes et préjudices» destiné à assister les pays les plus vulnérables lorsqu’ils sont victimes des conséquences des dérèglements climatiques. Ce ne fut qu’une victoire symbolique. Restait à fixer les modalités et, surtout, désigner qui finance et qui reçoit…
Un comité d’experts, qui s’est réuni cinq fois au cours de l’année, vient de soumettre un texte à la COP. «Leurs recommandations sont relativement floues, relate Rebecca Thissen (Climate Action Network). Selon celles-ci, tous les pays en développement pourraient potentiellement recevoir de l’argent. Mais on privilégiera les plus vulnérables, avec des critères suffisamment précis, comme l’ampleur du dommage ou la résilience de l’économie, de telle manière qu’un pays comme la Chine, qui ne veut pas renoncer à son statut de pays en développement, ne puisse rien recevoir. C’est une exclusion implicite de la Chine, car on ne peut le dire politiquement.»
Ce fonds ne sera pas alimenté par des contributions obligatoires, mais volontaires, comme pour le fonds de cent milliards censé aider les pays du sud à réduire leurs émissions et à s’adapter au réchauffement, mais qui est loin d’être pourvu à hauteur des promesses faites. «Le problème est que les Etats-Unis sont à mille lieues des autres pays riches pour alimenter ces deux fonds, constate Romain Weikmans (ULB). Ils ne donnent vraiment pas grand-chose vu leur niveau de richesse et leur responsabilité dans les émissions de GES, même sous Joe Biden. Et cela ne risque pas de s’arranger avec l’élection présidentielle qui se profile en 2024.»
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