La balle roule pour les Kabyles à la Coupe du monde des pays non reconnus
Début juin, la Coupe du monde des pays non reconnus se tenait à Londres. L’occasion rêvée pour le Mouvement d’autodétermination de la Kabylie d’exposer son équipe de football… et ses velléités d’indépendance. Récit d’une journée pas comme les autres.
Coupe afro, pantalon pattes d’eph, chemise et cravate bariolées. » C’est le look sixties « , s’amuse Lyes Imemmai, 39 ans, entre deux clopes. Pourtant, le calendrier grégorien indique bien 2018, quand celui des Berbères culmine à 2968. Mais si le sélectionneur » national » de la Kabylie s’est mis sur son 31, c’est parce qu’il amorce une journée qui peut s’avérer historique. En ce 2 juin, son équipe affronte les Coréens unis du Japon, dans le cadre de la Coupe du monde de la Conifa (Confédération des associations de football indépendantes), qui reconnaît les nations et les peuples délaissés par la Fifa.
Une semaine avant le départ pour Londres, les autorités algériennes lancent une grande politique d’intimidation
Deux jours plus tôt, pour la première rencontre de la compétition, la Kabylie subissait la loi du Pendjab, territoire à cheval sur l’Inde et le Pakistan. » Si on perd, ça va libérer la machine… Et on sera déjà en vacances « , sourit le Bruxellois de résidence, Kabyle de sang et de coeur. A Londres, où se déroule le tournoi, Lyes et les siens souhaitent attirer l’attention sur leur projet : faire de la Kabylie, cette région du nord de l’Algérie, une nation indépendante et à part entière.
Identité berbère et tradition laïque
Ce matin-là, l’équipe berbère prend du retard sur ses objectifs. » Il n’en manque plus qu’un et on peut y aller « , annonce Lyes au chauffeur, qui s’impatiente. Près d’une heure et demie de route sépare le Stay Club, son hôtel au nord de la capitale britannique, de Bracknell, au sud-ouest, où la sélection s’est fixé rendez-vous avec l’histoire. Long trajet oblige, l’entraîneur, coach sportif dans le civil, distille ses consignes dans le bus. Aksel Bellabaci avance vers la scène. Cet ancien technicien de l’entreprise Orange, 34 printemps et basé à Paris, s’est mis au chômage pour servir la cause. Aujourd’hui, en tant que président de la fédération et secrétaire d’Etat aux Sports du gouvernement provisoire kabyle (GPK), il s’adresse à ses soldats. » La Kabylie vous soutient et vous encourage. Au pays, les gens sont conscients qu’on travaille avec les moyens du bord. Faites-vous plaisir ! »
Au stade de Larges Lane, Manis Amrioui étale sa fierté sur son camping-car, avec banderoles, stickers et drapeaux. Arrivé en éclaireur sur les lieux, le presque septuagénaire vient de quitter l’Allemagne avec sa femme, Monika. » Si vous allez à Anvers ou au Canada, les gens vont seulement connaître les tapis berbères « , souffle-t-il, d’un ton professoral, bras croisés. » Personne ne parle d’un peuple, d’un pays ou d’une langue. C’est complètement inconnu et on n’a jamais pu exposer la Kabylie avec autant d’audience. C’est énorme. » A quelques secondes du coup d’envoi, la modeste tribune de Bracknell Town déborde d’étendards kabyles, qui fleurissent partout. Il ne faut pas cinq minutes de jeu pour que les supporters reprennent en coeur : » Kabylie indépendance ! Kabylie indépendante ! » Tous se réclament d’une identité berbère, et non arabe, de tradition laïque, alors que l’islam est une religion inscrite dans la Constitution algérienne.
Malgré tout, le 12 janvier dernier, le peuple berbère d’Algérie fête pour la première fois de manière officielle son Nouvel An, enfin reconnu par le gouvernement d’Abdelaziz Bouteflika. Début 2016, le tamazight, sa langue, devient également nationale. De » la poudre aux yeux » pour Lyes. » Le seul but de ces démarches est de diviser le peuple et contrôler une minorité plutôt fragile « , objecte-t-il. Comme lui, Mounir Boutegrabet prépare » la Kabylie de demain « . » On a besoin de l’indépendance pour offrir au peuple kabyle la vie qu’il mérite « , pose cet ingénieur toulousain, aussi ministre de l’Economie du GPK, plutôt préoccupé par le K. O. de son défenseur Lyes Mihoubi, après un choc violent. Mounir, Lyes et Aksel sont tous des militants du MAK-Anavad. Ce mouvement d’abord pour l’autonomie, ensuite en faveur de l’auto détermination kabyle, voit le jour en 2001. A l’époque, le Printemps noir éclate, en réaction à l’arabisation opérée dans le pays depuis les années 1960, et entraîne la mort de 128 citoyens. Neuf ans plus tard, le MAK annonce la création du GPK.
Tournée clandestine dans les montagnes
Fondateur du mouvement, réfugié politique en France, Ferhat Mehenni devient logiquement président et installe à Paris son gouvernement en exil. C’est là qu’en 2014, le chanteur de formation fredonne une douce mélodie aux oreilles d’Aksel Bellabaci. La Conifa organise son deuxième Mondial en Abkhazie, République autoproclamée aux dépens de la Géorgie. Pour la prochaine édition, la Kabylie doit en être. L’idée germe dans l’esprit de Bellabaci, qui acte finalement le projet le 13 juin 2017, en faisant de la fédération kabyle un membre de la Conifa. Il a alors deux mois pour lui permettre de décrocher son ticket londonien. Il organise une tournée clandestine avec une sélection de joueurs locaux, présentée un peu partout comme un club, dans les montagnes kabyles. Résultat : en 25 jours, ses hommes s’imposent onze fois en autant de rencontres et amassent assez de points pour se qualifier.In extremis. » Ces qualifications, c’est ma plus grande victoire « , s’autocongratule Aksel, posté sur la terrasse du septième étage du Stay Club, où il renverse son café sur son pantalon. Trop d’émotions. Pour ne pas alerter les autorités algériennes, il fait diversion. » J’ai fait en sorte qu’un groupe d’indépendantistes se forme pour remplacer le comité de gestion en place dans mon village. Il n’a pas pu prendre le pouvoir, mais les autorités n’ont vu que ça et n’ont pas du tout fait attention aux matches, qui ont pu se dérouler sans problème. » Une véritable gifle qui, quelques jours plus tard, lui vaut une visite de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) au domicile de ses parents. S’ensuivent une arrestation et un interrogatoire de plus de neuf heures.
L’aventure rappelle celle de l’équipe du Front de libération nationale (FLN), constituée en pleine guerre d’Algérie. De 1958 à 1962, des Algériens évoluant principalement en France forment une sélection dissidente pour promouvoir l’idée de l’indépendance à l’égard du colon français. » C’est la même chose « , assure Lyes Imemmai, cheveux attachés, regard sérieux. » On refuse cet Etat colonial ; on refuse ce drapeau qui ne nous représente pas et qui vient de l’Arabie saoudite ; on refuse cet hymne national arabe qui nous exclut. On n’est pas mieux que les Arabes, nous sommes juste un peuple différent et nous cherchons à exister comme tel. »
Dès lors, rejoindre les rangs de la Kabylie équivaut à un acte politique. Dans la foulée d’une manifestation du MAK, qui rassemble des milliers de personnes à Paris le 15 avril dernier, seule une vingtaine de joueurs rallie la capitale hexagonale pour un stage de préparation, tandis que le budget se construit en grande partie grâce à une collecte de fonds. » On attend encore le soutien des Kabyles les plus célèbres, Zidane et Benzema « , se marre Aksel, qui chiffre la récolte à environ 40 000 euros.
Meeting en tribune
Une semaine avant le départ pour Londres, les autorités algériennes se procurent la liste des sélectionnés et lancent une grande politique d’intimidation sur leur lieu de travail, dans leur club ou auprès de leur famille. D’autres quittent encore le navire. Aksel et Lyes, les deux seuls membres du staff, doivent bricoler pour composer une équipe, entre des éléments venus majoritairement de la diaspora, de la France à la Russie, qui débarquent parfois en plein tournoi, pas le choix.
Seuls cinq résidents kabyles ont obtenu leur visa. » On est un peu en première ligne « , sourit Elhadi Boukir, 30 ans, enseignant en Espagne et milieu de terrain pour sa » patrie « . Pour la représenter, il a postulé sur le site internet de la Fédération. » Beaucoup de personnes m’ont dit que ce n’était pas bon de jouer pour la Kabylie. Mais j’ai pris une décision, je ne peux pas revenir en arrière et j’en assume les conséquences. Défendre la Kabylie, c’est comme défendre ma maison. »
Alors autant la mettre en valeur. A Bracknell, la mi-temps permet de rentabiliser un capital sympathie qui grimpe en flèche. Des supporters locaux, pris d’enthousiasme, se ruent sur les produits dérivés jaune et bleu. A la reprise, les mêmes curieux chantent sans le comprendre Pouvoir assassin, un morceau d’Oulahlou, qui dénonce le bilan meurtrier du Printemps noir de 2001. Dans les gradins, on aperçoit quelques maillots de la JS Kabylie, club le plus titré d’Algérie. Au pays, la JSK reste la fierté par excellence du peuple berbère. Au point que certains dénoncent l’inévitable étiquetage » MAK » de l’équipe de Kabylie. Si le mouvement gagne du terrain, il ne constitue que la troisième force politique de la région, derrière les partis traditionnels du FFS et du RCD. Peu leur importe.
La lutte continue. Sur le terrain, la sélection tient bon. Les Coréens unis du Japon repartent en pleurs, tenus en échec sur un score nul et vierge, synonyme de premier point de la Kabylie dans une compétition internationale. En tribune, Anazar Chabi, ministre des relations internationales du GPK, s’empare du micro. » Merci d’être venus aujourd’hui. N’oublions pas que c’est une lutte pacifique « , rappelle-t-il entre tamazight et français, donnant des allures de meeting politique à l’endroit, devant les yeux incrédules des officiels de la Conifa. Le lendemain, lors d’une conférence programmée dans le quartier d’Enfield, au côté du même Chabi, Ferhat Mehenni évoque pourtant » la mise sur pied d’un corps de contrainte, d’une organisation de sécurité de la Kabylie « , en citant l’exemple de l’appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle, lancé également depuis Londres. Des propos condamnés au sein même du Rassemblement pour la Kabylie (RPK), via un communiqué de son coordinateur, Hamou Boumediene : » Il y a dans l’histoire des fautes politiques qui peuvent avoir pour conséquence la perte inutile de vies humaines « . Les sixties, référence périlleuse ?
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