
Pourquoi l’appel à la dissolution du PKK par Öcalan n’est qu’une petite étape dans le règlement de la question kurde en Turquie
L’appel du leader historique Abdullah Öcalan à dissoudre le PKK paraît ne pouvoir se concrétiser que si, en contrepartie, le pouvoir turc pose des actes en faveur des Kurdes.
Le geste est spectaculaire, même s’il était attendu après l’exhortation, en octobre 2024, d’un député turc d’extrême droite à mettre fin au conflit et des rencontres, depuis cette date dans l’île-prison d’Imrali où il est détenu depuis 1999, avec des élus du Parti, prokurde, de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM). Pour autant, l’appel d’Abdullah Öcalan, le leader historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à déposer les armes et à dissoudre le mouvement défenseur des intérêts des Kurdes de Turquie n’est pas la garantie de la fin d’un conflit qui, en 40 ans, a causé la mort de quelque 40.000 personnes. Un long processus devrait se déployer pour y parvenir. Or, ses contours restent obscurs. Et l’absence de projets en faveur d’une meilleure représentation politique de la minorité kurde émanant du gouvernement d’Ankara pour justifier l’arrêt de la lutte armée par le PKK n’augure pas à ce stade du succès de la démarche.
L’enjeu est important parce qu’une éventuelle pacification entre Turcs et Kurdes en Turquie aurait incontestablement des répercussions sur le sort des Kurdes présents dans les pays voisins, la Syrie, l’Irak et l’Iran. Le PKK est en effet une des branches du KCK, l’Union des communautés du Kurdistan, qui chapeaute l’ensemble des organisations ayant une activité dans les régions kurdes. Il n’empêche, la déclaration d’Abdullah Ocalan peut enclencher une dynamique vers la paix. Décryptage de ces enjeux avec Boris James, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient, ancien responsable de son antenne d’Erbil au Kurdistan irakien, et auteur de Les Kurdes (Que sais-je?, 2023).
L’appel d’Ocalan sera-t-il scrupuleusement suivi par les combattants du PKK ou des résistances pourraient-elles se faire jour?
C’est la question que tout le monde se pose. L’appel d’Abdullah Öcalan est suffisamment flou pour qu’il récolte le soutien, et suscite l’enthousiasme d’un certain nombre d’acteurs au sein ou autour de la mouvance du PKK. Il permet l’assentiment et aussi des échappatoires, puisqu’il est question d’un début de processus. Abdullah Öcalan parle d’un PKK des années 1980, très centré sur la confrontation avec l’Etat turc et son appareil sécuritaire, empreint de cette culture assez désuète du socialisme réel. Depuis longtemps, le mouvement kurde ne parle plus du socialisme réel. Il n’évoque même plus, dans le chef de certains de ses membres, l’indépendance, ni même l’autonomie, le fédéralisme…
«L’appel d’Abdullah Ocalan permet l’assentiment et aussi des échappatoires.»
L’appel d’Abdullah Öcalan à faire la paix est audible par tout le monde. Aucun acteur, même dans le camp turc, ne peut y être défavorable. Toutes les organisations de la mouvance du PKK le soutiennent. Mais concrètement, on est très, très loin du moment où les organisations militaires qui se trouvent soit dans les montagnes de Qandil, dans le Sinjar en Irak, soit en Syrie, ou encore dans les montagnes iraniennes, déposeraient les armes. Déjà, des déclarations ont été faites, laissant entendre que l’on attend de voir des gestes de la part de l’appareil sécuritaire et de la classe politique turcs qui permettraient de poursuivre sur cette voie.
L’application de cet appel dépend-il de contreparties du pouvoir turc?
A ce stade, il y a une déclaration unilatérale d’Abdullah Öcalan qui la formule alors qu’il se trouve dans une situation très particulière. Il est incarcéré depuis 25 ans. Il est à l’isolement. Il a très peu de capacités à communiquer avec sa base, même si des contacts sont parfois établis. Cette déclaration est certainement une réponse à la proposition, en octobre 2024, du leader d’extrême droite Devlet Bahçeli, du Parti d’action nationaliste, de régler la question kurde en permettant notamment à Öcalan de prononcer un discours au Parlement. Les autorités turques ont permis cette déclaration, finalement lue par des représentants du Parti de l’égalité et de la démocratie (DEM), prokurde. Mais rien n’a été signé. Il n’y a pas réellement deux parties impliquées dans cette séquence. Aucun protocole de mise en place des mesures n’est prévu. Rien n’est décrit du contenu des éventuelles négociations qui auraient eu lieu avant cette décision… Il est très difficile de savoir ce qui va se produire. Il y a eu dans le passé des cas d’autodissolution de mouvements armés connaissant des situations d’impasse, comme l’ETA au Pays basque espagnol ou l’IRA en Irlande du Nord. Mais ils s’inscrivaient dans un processus d’avancées politiques significatives au sein des Etats. Ce n’est pas le cas en Turquie, dont la position est tangente sur la question démocratique, sur la possibilité d’une expression et d’une représentation politiques des Kurdes. Il y a certes eu des avancées dans le domaine culturel, pas sur le plan politique. Je ne vois pas comment la mouvance du PKK s’autodissoudrait dans ces circonstances. A ce stade, elle n’a pas intérêt à le faire. Les premières déclarations du comité directeur du PKK soulignent que c’est le début d’un processus, que celui-ci doit être piloté par Abdullah Öcalan et qu’il doit pouvoir le mettre en œuvre en liberté et sans contrainte de la part de l’Etat turc, ce qui paraît déjà difficile.
Sans compter les éventuelles dissensions, côté kurde…
Si le processus est mal conçu côté kurde, cela pourrait aboutir à des scissions au sein du PKK. Abdullah Öcalan a déjà un certain âge. Il ne va pas pouvoir imposer des concessions de la part de l’ensemble des organisations de la mouvance du PKK sans de vraies contreparties de la part du pouvoir turc. Or, je ne vois pas la Turquie suivre ce mouvement. Au moment où Devlet Bahçeli a fait ses déclarations, certains les ont interprétées comme une opportunité, liée aux changements géopolitiques, pour remettre la Turquie au centre du jeu au Moyen-Orient, après le retrait de la Russie du jeu syrien et l’affaiblissement très net de l’Iran et de son allié libanais du Hezbollah. Tout cela pouvait peut-être inciter les autorités turques à régler la question kurde et ainsi à faire en sorte d’empêcher son instrumentalisation par l’Iran. Cela peut être une explication.
Le président Recep Tayyip Erdogan pourrait-il trouver un intérêt à régler la question kurde dans la perspective des élections présidentielles de 2028?
Oui, même si, pour le moment, on n’observe pas du tout de modération de la part du gouvernement turc sur la question kurde. Un exemple: le resserrement dans les régions kurdes du contrôle de l’Etat sur l’activité non pas de guerilleros mais de personnes élues démocratiquement. Enormément d’hommes et de femmes politiques sont en prison ou sont empêchés d’exercer leur mandat. C’est toute l’ambiguïté. On «mène» un processus de paix mais, dans le même temps, on n’autorise pas l’activité politique légale dans les régions kurdes.
Autre grille d’analyse, cette attitude pourrait être l’indice d’une stratégie qui consiste pour le président Recep Tayyip Erdogan de frapper tous azimuts, à la fois sur l’opposition de gauche et kurde, à la fois sur le centre-droit. Il est coutumier de reconfigurer toujours ses alliances. Il pourrait donc tenter à nouveau, comme il l’a déjà fait, de resatelliser cette mouvance kurde qui a, un temps, renforcé le pôle du Parti républicain du peuple (CHP) sous la forme d’une coalition d’opposition large même s’il n’y avait pas d’accord électoral. La scène politique turque peut encore bouger beaucoup d’ici à 2028 .
«Pour le moment, on n’observe pas de modération de la part du gouvernement turc sur la question kurde.»
L’évolution de la question kurde de Turquie peut-elle avoir un impact sur la situation des Kurdes de Syrie, régulièrement menacés militairement par l’armée turque?
Les Forces démocratiques syriennes, l’organisation sœur du PKK active en Syrie, par la voix de leur commandant en chef Mazloum Abdi, ont déclaré soutenir l’appel d’Öcalan et encourager le processus de paix. Mais elles ont aussi indiqué qu’elles ne sont pas concernées par celui-ci, parce qu’Abdullah Ocalan n’a pas évoqué la question kurde à l’échelon régional, mais uniquement en Turquie. Le sort des Kurdes de Syrie dépend davantage de la relation entre Recep Tayyip Erdogan et le nouveau pouvoir à Damas. Le président syrien Ahmed al-Charaa semble pour le moment bien tenir les choses en main. Il n’est pas du tout une marionnette de la Turquie. Par contre, des acteurs au sein du nouveau pouvoir sont très liés à Ankara. Il en va ainsi de l’Armée nationale syrienne qui a accompagné l’offensive du Hayat Tahrir al-Cham d’Ahmed al-Charaa et qui, à cette occasion, a été confrontée aux Forces démocratiques syriennes. Elle est vraiment une force supplétive de la Turquie. Mais elle semble à ce stade vouloir consolider le pouvoir d’Ahmed al-Charaa plutôt que de l’affaiblir. Dans l’esprit d’Ahmed al-Charaa, sans doute le temps joue-t-il en faveur d’une unification du territoire syrien et, corollairement, en faveur d’un affaiblissement des Forces démocratiques syriennes, la branche syrienne du PKK. Dans ce contexte, la perspective d’une offensive turque contre les Kurdes de Syrie s’éloigne.
Il faudra voir l’attitude qu’adoptera Donald Trump. Poursuivra-t-il sa stratégie de désengagement du Moyen-Orient? Nourrira-t-il des visées stratégiques? Les Kurdes n’ayant pas grand-chose à lui vendre, à part quelques barils de pétrole et même si ce pétrole est important pour la Syrie, le statu quo sera appelé à se prolonger et jouera en défaveur des Forces démocratiques syriennes. La Turquie n’aurait dès lors aucun dividende à retirer d’une action qui dérangerait ce processus. De manière générale, elle n’a pas forcément intérêt à écraser totalement le PKK. Elle peut préférer être confrontée à une force très affaiblie dont elle contrôle l’action plutôt que de devoir affronter un groupe volatil, incontrôlable, qui pourrait faire le choix de renouer avec l’action terroriste, comme cela a été le cas dans les années 1990.
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