Kaliningrad, tête de pont russe en Europe
La tension monte dans cette enclave où stationne la flotte russe de la Baltique. Un climat belliqueux dont la population est blasée.
Dans le port de Baltiisk, la base navale de l’Oblast (région) de Kaliningrad, où siège le commandement de la flotte russe de la Baltique, des dizaines de cygnes blancs barbotent au milieu des navires gris alignés le long des quais. Une vedette des garde-côtes vient d’accoster sous le regard impassible de militaires en vareuse camouflage qui pêchent à la ligne. Certaines coques sont tachées de rouille, mais, au large, une frégate de dernière génération se dirige vers la pleine mer. » Quand Vladimir Poutine est en visite, son hélicoptère se pose sur la place d’armes, juste à côté « , confie un habitant à l’abri des regards. La dernière fois, c’était le 26 juillet 2015, lors de la fête annuelle de la marine. C’est ici que le président de la Fédération de Russie a approuvé les principales orientations de la nouvelle doctrine navale de son pays, face à l’expansion » inadmissible » de l’Otan.
Bien que la flotte du Nord soit beaucoup plus importante, Poutine a choisi Kaliningrad pour célébrer la puissance maritime de son pays. Isolée de la grande Russie, à une heure quarante de vol de Moscou, cette province, la plus à l’ouest, est une enclave unique au coeur de l’Europe : au sud, la frontière polonaise n’est qu’à une heure de route de la cité de Kaliningrad ; au nord-est, toute proche, s’étend la Lituanie. Plus petit qu’Israël, ce territoire de forêts et de landes, où vivent moins de 1 million de personnes, est pourtant devenu l’un des enjeux de la nouvelle confrontation entre la Russie et l’Occident. L’an dernier, Moscou y a installé, » dans le cadre d’exercices militaires « , des missiles de moyenne portée Iskander, capables d’emporter des têtes nucléaires. En juin prochain, une réunion du conseil de sécurité nationale de la fédération se tiendra dans l’Oblast. » C’est un pistolet sur la tempe de l’Europe, décrypte Vadim Kozyulin, un expert militaire russe. Le déploiement de ces missiles ne change pas l’équilibre des forces, qui reste nettement à l’avantage de l’Otan, mais ces armes portent un message politique à l’intention de la Pologne et de la Roumanie, qui ont tort d’installer chez eux le bouclier antimissile de l’Otan. »
Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, les capitales d’Europe de l’Est s’inquiètent. A leur demande, l’Alliance atlantique déploie, depuis janvier 2017, des bataillons multinationaux dans ces pays (Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie) afin de les rassurer. Car la tension monte, en particulier dans la Baltique : il y a un an, des chasseurs russes ont survolé, à très basse altitude, un navire de guerre américain, l’USS Donald Cook, comme s’ils simulaient une attaque. Sur la rive nord, la Suède a décidé de rétablir le service militaire cet été, sept ans après l’avoir supprimé. A proximité directe, il y a Kaliningrad, petite patrie russe qui regarde de plus en plus vers l’Europe.
Certes, cette ville de Prusse orientale, autrefois nommée Königsberg, a longtemps été une place forte, comme en témoignent les vestiges des fortifications de l’ancien siège des chevaliers Teutoniques, un ordre fondé en 1128. De ce passé, il reste des maisons en brique rouge et, surtout, la cathédrale, reconstruite en 2005, réputée pour son concours international d’orgue. Les ruines du château historique, elles, ont été rasées sous la période soviétique, afin d’édifier un immense palais des soviets en béton, aujourd’hui à l’abandon.
L’an dernier, Moscou a installé des missiles de moyenne portée Iskander
Ce 8 avril, comme tous les ans, des festivités patriotiques célèbrent la prise de la cité par l’Armée rouge, en 1945. La pelouse de l’université Emmanuel Kant – natif de Königsberg – se transforme en champ de bataille, où, dans une ambiance de kermesse, des soldats en tenue d’époque tirent à blanc contre l’ancien ennemi allemand. » Après la guerre, de nombreuses villes russes ont reçu le titre de héros, Kaliningrad est la seule ville trophée « , souligne, avec fierté, son jeune gouverneur, Anton Alikhanov. En 1946, Königsberg est offerte à Staline en compensation des pertes subies. Il la renomme aussitôt – du nom du président du Praesidium du Soviet suprême, Mikhaïl Kalinine – et en chasse la population allemande, remplacée par des militaires et leur famille venus de toute la Russie. » A cette époque, la région n’est qu’une garnison fermée, d’où devaient partir les avions, les navires et les chars à l’assaut de l’Europe, rappelle Dimitri Orechkine, chercheur à l’Institut de géographie de Moscou. Les habitants n’ont alors pas le droit de se rendre à Baltiisk, déclarée zone interdite : on ne se soucie pas de son développement. Quand l’Union soviétique disparaît, au début des années 1990, les gens n’ont rien à manger. Les priorités changent alors du tout au tout : Kaliningrad est fortement démilitarisée. A la place, on crée une zone franche exonérée des droits de douane (qui a expiré en 2016). Sa situation géographique devient un avantage. »
L’ancienne forteresse représente soudain un pont vers l’Europe. A un moment, l’enclave est même présentée par les autorités comme une sorte de Hongkong russe… Kaliningrad se positionne comme une plate-forme de transformation des matières premières qui transitent par la mer Baltique, notamment pour l’industrie automobile. » Pendant la période soviétique, nous importions du blé, du beurre et de la viande, raconte Vladimir Lavrenchuk, directeur adjoint du port de commerce. Aujourd’hui, nous n’importons plus de blé et presque plus de sucre. Le métal qu’on achetait pour la fabrication des voitures Lada est désormais exporté. Et 60 % du commerce de containers, une activité qui n’existait pas précédemment, sont des pièces détachées automobiles. » A une heure de route du port de Kaliningrad, quelque 2 100 employés de l’usine Avtotor assemblent des voitures des marques BMW, Kia et Hyundai, à destination du marché russe. A elle seule, cette activité représente 32 % du PIB local. Autre atout : la région possède 90 % des réserves mondiales d’ambre et la mine d’extraction de cette résine fossile la plus importante au monde. Mais la production a longtemps été tenue par la mafia locale. Elle commence à être exportée, depuis l’an dernier seulement, en Chine et en Lituanie.
Aujourd’hui, les habitants relativisent la rhétorique belliqueuse du pouvoir. » Depuis une quinzaine d’années, les enfants et les petits-enfants des tankistes soviétiques ont compris qu’ils peuvent devenir plus riches avec l’Occident « , relève Dimitri Orechkine. Beaucoup d’entre eux se sont lancés dans le commerce, pas toujours légal… Sauf les fidèles téléspectateurs de la télévision publique, qui présente la région comme entourée d’ennemis, la plupart des gens ne se voient pas habiter cette citadelle que le Kremlin semble vouloir recréer autour d’eux. La ville serait ainsi en proie à une prétendue » germanisation » et, il y a peu, la justice a déclaré » agent de l’étranger » la Maison russo-allemande, une association oeuvrant depuis vingt-cinq ans au rapprochement des peuples et des cultures : elle a été obligée de fermer ses portes. » On essaie de faire de Kaliningrad le nouveau Berlin Ouest, mais les gens d’ici savent ce qu’il en est vraiment, affirme Igor Roudnikov, député indépendant. Contrairement aux habitants des autres régions, les Kaliningradois connaissent leurs voisins polonais et lituaniens, avec lesquels ils ont tissé des liens. Ils sont des antidotes contre la propagande. Voilà ce que craint le Kremlin, et non pas l’Otan. Car ce ne sont pas quelques Iskander qui vont changer l’ordre des choses. » Ces Russes singuliers voyagent beaucoup, principalement en Europe. La mère patrie ? Ils connaissent mal… Près d’un tiers de la population n’y est jamais allée, en particulier les jeunes. A l’âge de 18 ans, Margarita, étudiante en linguistique, a déjà visité la Pologne, l’Allemagne, l’Autriche, la République tchèque… » Je me sens européenne « , affirme-t-elle sans détour.
Pour cette population, le refroidissement géopolitique a des effets exaspérants. Ancien policier, bardé de médailles pour avoir participé aux deux guerres de Tchétchénie, Ivan Privalov avait l’habitude de se rendre en Pologne. » La plupart des gens y vont pour acheter des produits alimentaires, des vêtements, des médicaments ou des meubles deux à quatre fois moins chers et de meilleure qualité. Moi, j’y allais prendre l’air. On traversait la frontière en dix minutes grâce à une carte permettant de circuler sans visa jusqu’à 100 kilomètres. Elle n’existe plus depuis l’an dernier. Varsovie a expliqué que c’était en raison du sommet de l’Otan. Mais cette carte n’a pas été renouvelée. Désormais, le passage peut durer des heures. » Quand il se rend chez ses voisins, le journaliste Denis Kolotovkine est frappé par la présence de nombreux chars. » C’est désagréable, dit-il. Mais la serveuse du bar où j’ai mes habitudes continue de me sourire. C’est ça l’important. »
Afin d’améliorer les choses, le gouverneur Alikhanov est en train de préparer une législation permettant de créer un visa électronique. » Vladimir Poutine n’a jamais renoncé au commerce libre, de Lisbonne à Vladivostok, affirme-t-il. Au moment où nos partenaires seront prêts à renouer le dialogue, ce territoire gardera tout son sens. » Le problème, décrypte le politologue russe Solomon Ginzburg, » c’est que le centre fédéral n’a pas déterminé la mission de cette région. Est-ce une forteresse ou un pont ? Pour moi, c’est très clair, ce devrait être le Strasbourg de la Baltique, le symbole de la réconciliation. »
L’an prochain, quatre matchs du Mondial de football se joueront ici – le stade est en construction. Les supporters iront peut-être voir la statue du philosophe Emmanuel Kant, promoteur de la » paix perpétuelle « , monument près duquel se dressait naguère un vieux cinéma, qui s’appelait Russia. A sa place, on a construit un centre commercial, où l’on trouve les mêmes marques qu’à Paris ou à Amsterdam. Son nom : Europe…
Par notre envoyé spécial, Romain Rosso.
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