Election présidentielle américaine: la communauté juive encore acquise aux démocrates, mais…
Donald Trump, par son soutien inconditionnel au gouvernement israélien en guerre, espère séduire certains de ses membres. Mais sa méthode pourrait être contreproductive.
Les Etats-Unis constituent une mosaïque parfois improbable de citoyens d’origines et de confessions diverses. Peuplés par des vagues d’immigrants, principalement protestants, venus jusqu’au début du XIXe siècle du Royaume-Uni et du nord de l’Europe, ils ont progressivement accueilli d’autres arrivants, catholiques dans un premier temps, juifs dans un deuxième. Cette dernière communauté, débarquée à partir des années 1830, a été tantôt allemande, avant l’unification de l’Allemagne en 1871, tantôt française, est-européenne et russe. Nombreux étant les Juifs à subsister en Europe dans des conditions indigentes, fuyant persécutions, pogroms ou autres famines. L’Amérique et les perspectives qu’elle offrait en matière de liberté matérielle et d’exercice du culte ont largement fasciné la communauté. Les villes de New York, puis de Boston et de Cincinnati, se sont peuplées de Juifs, pour la plupart religieux. Des synagogues furent construites. Les réfugiés se sont organisés en collectivité sur leur nouvelle terre d’accueil.
De cette période, bien antérieure à la création de l’Etat d’Israël en 1948, subsiste aujourd’hui une vibrante communauté répartie sur l’ensemble du territoire américain et représentant un peu moins de 3% de la population nationale. New York, qui compte quelque 9% de Juifs, continue à être la première ville israélite au monde, avec de nombreux religieux vivant dans trois quartiers de l’arrondissement de Brooklyn.
Religieux pour les républicains
Les Juifs orthodoxes ou ultraorthodoxes, selon leur degré d’observation des rites religieux, constituent une population culturellement à part. Répartis en trois groupes distincts bien que se côtoyant, ils occupent les quartiers de Borough Park, de South Williamsburg, où ils vivent essentiellement en vase clos, et de Crown Heights, où le mouvement des «Loubavitch» est très présent. Les membres de ce dernier sont connus pour essaimer dans la ville à bord de bus bariolés invitant les personnes de confession juive à se réapproprier leur identité culturelle et religieuse. Point d’attitude exubérante, en revanche, chez les ultraorthodoxes de South Williamsburg. Ils sont extrêmement réticents à échanger avec le monde extérieur. Les regards sont généralement fuyants, et c’est avec une certaine réticence qu’ils acceptent finalement de communiquer. Chez Rosenfeld, au coin de Lee Avenue, le patron se montre un peu plus volubile: «Les gens d’ici ont leurs propres problèmes», indique-t-il, tout occupé à remplir ses étals de produits kasher. Plus loin, sur une perpendiculaire, les enfants descendent de bus scolaires qui, bien que jaunes comme les autres, effectuent exclusivement les trajets de et vers les écoles yeshivas, des établissements religieux qui ont récemment défrayé la chronique parce que leurs élèves en sortent insuffisamment préparés dans les branches principales comme l’anglais ou les mathématiques.
La façon dont les Juifs orthodoxes et ultraorthodoxes envisagent leur appartenance culturelle et religieuse implique généralement un soutien à l’Etat d’Israël. Les voyages sur place sont fréquents, pour ceux qui peuvent se les offrir. Mais ils évitent généralement la discussion politique, même si Donald Trump, en déménageant l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem en mai 2018, est resté particulièrement populaire parmi eux. Ils accordent d’ordinaire aux républicains, qui fédèrent davantage les pratiquants de toutes confessions aux Etats-Unis, un plus grand crédit dans les domaines du respect d’un cadre moral, religieux, et de la conduite de la vie individuelle ou collective. L’importance accordée aux valeurs familiales constitue également un motif d’adhésion.
Washington, cœur des enjeux
Plus à l’est, dans l’île de Manhattan, c’est plutôt le Parti démocrate qui capte le vote des Juifs non pratiquants ou moins pratiquants. Ceux-ci voient dans des pratiques plus séculières dans le domaine de la moralité une meilleure adéquation avec leur propre conduite. C’est notamment le cas de Loretta May, Juive originaire du Maryland qui vit à New York depuis une cinquantaine d’années. «Certes, le soutien à Israël émanant des démocrates m’importe, avertit-t-elle, mais je suis avant tout une Américaine, et le pays se trouve à un carrefour idéologique comme jamais auparavant, dont l’issue pourrait déboucher sur des troubles majeurs, que Trump soit élu ou non», indique-t-elle, inquiète.
Washington, la capitale fédérale, est un autre haut lieu de focalisation des intérêts de la communauté juive aux Etats-Unis, mais dans un registre plus politique. Elle ne compte pas de communauté juive hassidique de grande ampleur. En revanche, elle abrite, comme à Manhattan, nombre de Juifs séculiers. Dans les rues qui s’étendent autour du National Mall, cette pelouse où se sont rassemblés le 6 janvier 2021 certains des partisans de Donald Trump avant l’invasion du Capitole, siège du Congrès, de nombreux immeubles de bureaux sont occupés par des organisations de lobbyistes. On estime ainsi que pour chaque politicien fédéral opérant dans la capitale, 20 lobbyistes sont actifs pour essayer d’orienter ses décisions.
La présence de plusieurs organisations de lobbying israéliennes témoignent du lien fort qui unit les deux pays. La plus connue, l’AIPAC (American Israel Public Affairs committee), est considérée comme le relais de l’agenda politique du Likoud israélien, de droite. Se présentant néanmoins comme «bipartisane» politiquement et comme «la plus importante organisation pro-Israël aux Etats-Unis», elle veille, comme le soutient son slogan, à «maintenir Israël en sécurité et les Etats-Unis en position de force». Elle organise chaque année des voyages pour permettre aux parlementaires américains de venir, en Terre sainte, constater par eux-mêmes la pertinence du lien militaire et économique entre les deux nations. Ce lien, qui passe par une aide financière et militaire inégalée entre Washington et Tel-Aviv, s’exprime notamment par un soutien constant du grand frère américain à Israël depuis le début, il y a un peu plus d’un an, de la guerre contre le Hamas, étendue désormais au Hezbollah. En dépit de la pression de certains membres de la communauté internationale, y compris occasionnellement des Etats-Unis, pour pousser à des cessez-le-feu, Israël ne se laisse que rarement dicter ses agissements en matière de stratégie de guerre. Le soutien infaillible dont il jouit de la part de Washington au sein du Conseil de sécurité des Nations unies n’y est pas étranger.
«Les Juifs religieux accordent d’ordinaire un plus grand crédit aux républicains.»
La paix avec Harris
Certains experts doutent de la pertinence de ce soutien inébranlable, qu’il soit financier, militaire ou diplomatique. C’est notamment le cas de John Mearsheimer, professeur à l’université de Chicago, qui dans son livre Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine (La Découverte, 2009, écrit avec Stephen Walt), estime en substance que l’Etat hébreu «constitue davantage une faiblesse qu’un acquis stratégique pour les Etats-Unis». Il y pointe du doigt le rôle et l’influence jugée «inappropriée» des lobbys pro-israéliens auprès du Congrès et de la présidence américaine. «C’est une vision tronquée, déplore Loretta May, qui rappelle qu’«Israël constitue le seul Etat démocratique au Moyen-Orient». Une opinion partagée par Gily Raz, jeune Américaine d’origine israélienne: «Les deux pays ont toujours été alliés, partageant des intérêts stratégiques dans le domaine de la technologie, notamment, mais aussi du Renseignement, couvrant toute la région du Moyen-Orient.»
Le soutien à Israël des hommes et des femmes politiques de Washington, historiquement bipartisan, s’est depuis le début de la guerre à Gaza légèrement infléchi. Mais quasi exclusivement à gauche. Ainsi, lors de la visite de Benjamin Netanyahou à Washington du 22 au 24 juillet dernier, 99 députés et sénateurs ont boycotté son discours au Congrès. Un seul était républicain. Le camp républicain est uni sur ce dossier, rangé derrière Donald Trump, qui entend capter le vote juif, n’hésitant pas à accuser sa rivale démocrate de «haïr Israël». Kamala Harris cherche de son côté à rassurer la communauté juive. Pas question, dit-elle, de remettre en cause le soutien des Etats-Unis à l’Etat hébreu. Elle bénéficie de l’appui de certains cercles de lobbyistes juifs, plus «progressistes». C’est le cas de J Street, une organisation née il y a une quinzaine d’années, et dont les objectifs sont axés sur une solution «à deux Etats». «C’est là la seule voie pour qu’Israël reste juive et démocratique à la fois», estime Jeremy Ben-Ami, le directeur de l’organisation. La solution des «deux Etats», qui prévoit la création d’un Etat palestinien viable dans des frontières «à définir», semble bien hypothétique au vu des derniers développements dans la région.
«Il ne faut pas confondre les Juifs américains avec le gouvernement de Benjamin Netanyahou.»
Menaces à double tranchant
Le lobby, qui estime que «seul un accord mutuellement négocié par les Israéliens et les Palestiniens peut satisfaire les besoins légitimes et les aspirations nationales des deux peuples», a décidé d’apporter son soutien à la démocrate parce qu’il estime que Kamala Harris est plus à même de sortir le Proche-Orient de l’embrasement dans lequel il s’enfonce un peu plus de jour en jour. «Il ne faut pas confondre les Juifs, et encore moins les Juifs américains, avec le gouvernement de Benjamin Netanyahou, estime Loretta May. Nombreux sont les Juifs qui sont horrifiés par le massacre en cours à Gaza.» «Il ne faut pas, rappelle-t-elle aussi, confondre l’attachement des Juifs, américains ou non, à Israël comme terre biblique ancestrale et leur soutien au gouvernement du Likoud et de ses alliés, et certainement pas dans le contexte de la confrontation actuelle.»
Donald Trump, s’il ne convainc pas une frange conséquente de l’électorat juif américain, malgré ses actions en faveur d’Israël du temps de sa présidence, continue de capitaliser sur ce segment de la population à des fins politiques. Le milliardaire s’est ainsi emporté, le 19 septembre, contre une partie de la communauté lors d’un discours devant l’association conservatrice Israeli-American Council, estimant que s’il devait perdre le scrutin, ce serait «de la faute de l’électorat juif». Il espère conscientiser celui-ci à voter en sa faveur le 5 novembre par sa posture autoaffichée de défenseur des intérêts de l’Etat hébreu. Mais pour certains, il joue un jeu dangereux. Les actes antisémites alimentent le plus grand pourcentage de délits et de crimes haineux à caractère religieux ou raciste aux Etats-Unis. La rhétorique électorale de l’ancien président inquiète certains membres de la communauté qui redoutent qu’elle se retourne contre eux s’il venait à perdre l’élection.
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