Jérôme Cahuzac, ministre du Budget du gouvernement Hollande, condamné pour fraude fiscale: l'archétype du grand écart de certains politiques. © BELGA IMAGE

Jerôme Lèbre, philosophe: « La réaction à un scandale est la démocratie » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Sur un plan anthropologique, celui qui édicte les lois est susceptible d’être le premier à les transgresser, rappelle le philosophe Jerôme Lèbre. Il n’empêche, le « faites ce que je dis pas ce que je fais » est particulièrement condamné. L’indifférence tuerait la démocratie.

Membre du Collège international de philo- sophie, Jérôme Lèbre a publié, en 2019, Scandales et démocratie (1). Il éclaire les fondements de la transgression par les dirigeants politiques des règles qu’ils ont eux-mêmes édictées, trame de l’affaire Boris Johnson au Royaume-Uni.

Ne pas respecter ce que l’on impose à ses administrés, est-ce un des pires reproches que l’on peut adresser à un dirigeant politique?

Cela touche à quelque chose de très profond qu’il faut traiter de manière anthropologique. Dans la société, le principe même du détenteur du pouvoir est d’être dans une forme de marge par rapport aux règles qu’il donne. Dans la mesure où c’est lui qui les édicte, il peut les changer. A partir de là, ne serait-il pas aussi le premier à ne pas les respecter? Tout le monde est très attentif aux faits et gestes du chef parce qu’il y a toujours cette possibilité de la transgression de la part du souverain, de la part de celui qui gouverne. Bizarrement, c’est ce qui le rapproche de l’étranger. On ne sait pas jusqu’à quel point l’étranger qui arrive a accepté les lois, d’où la peur de l’étranger. L’étranger et le chef sont tous les deux considérés comme pouvant être à la marge de la loi.

La réaction au scandale traduit le rôle de contrôle et de soutien à la justice que détient le peuple.

Celui qui gouverne est aussi le premier des citoyens. N’est-il pas particulièrement choquant qu’il ne respecte pas les règles qu’il a lui-même décidées?

S’il y a bien quelque chose qui peut unir et focaliser les tensions, c’est quand le chef lui-même transgresse. Cela peut déclencher une hostilité extrêmement forte et prompte à se manifester. Elle résulte de la position unique du chef qui a le pouvoir de faire la loi et, donc aussi, de la transgresser. Même si, dans une démocratie comme l’Angleterre, il n’est pas le seul à faire la loi, il focalise ce pouvoir-là et il focalise aussi de manière très affective les réactions qui peuvent surgir en cas de transgression.

Quel effet ce genre d’attitude peut-il avoir sur la population? Ajouter de la défiance à de la défiance?

Je crois que tout citoyen s’attend à cette forme de transgression qui, en plus, est liée à la fête. S’il y a bien quelque chose dans une société qui permet la transgression et, d’une certaine manière, la rend accessible à tous, c’est la fête. Dans ces périodes de confinement, que font les gens qui ont vraiment un besoin de transgression? Ils organisent des fêtes. La même chose se passe au sommet du pouvoir. Mais dans ce cas, on est face à la conjonction du pouvoir de la transgression qu’a le souverain et de la capacité de faire la fête que tout le monde aurait. Sauf que ce raisonnement est brisé par le constat que « nous, on nous interdit de faire la fête, et eux, ils la font ». Un journal britannique a noté qu’il y avait eu au moins une quinzaine de festivités dans les cercles du pouvoir au Royaume-Uni pendant les confinements. La conclusion est simple: ceux qui devraient être exemplaires, qui sont à l’origine des lois, qui ne cessent de nous les rappeler, sont les premiers à les transgresser. Cela heurte même si tout le monde pouvait le prédire. La préfiguration du scandale précède toujours l’événement. Cela vaut aussi pour les scandales d’ordre fiscal. C’est ce qui est très particulier avec le scandale. A chaque fois, il fait l’événement. Il est en permanence anticipé. Mais il n’arrête pas de se reproduire. Il faut y voir la conséquence d’une sorte de structure qui, en même temps, est celle du pouvoir.

La tentative de minimisation de la gravité du scandale par Boris Johnson qui pensait participer à une réunion de travail lors de la fête du 20 mai 2020 accroît le malaise.
La tentative de minimisation de la gravité du scandale par Boris Johnson qui pensait participer à une réunion de travail lors de la fête du 20 mai 2020 accroît le malaise.© BELGA IMAGE

Le fait que le scandale soit anticipé peut-il le rendre moins scandaleux aux yeux des citoyens?

Je ne pense pas du tout. La « reconfirmation » que ceux qui nous dirigent sont les premiers à se permettre ce qu’ils nous interdisent fait scandale à chaque fois, avec la même force et la même violence. Cela reflète une violence interne à la société, qui est en quelque sorte inévitable. Mais cela n’excuse en rien ceux qui transgressent ce qu’ils nous demandent de respecter. C’est la difficulté de leur métier. Freud disait que gouverner faisait partie des métiers impossibles, avec enseigner et guérir. Ils ont choisi un métier impossible. Peut-être est-ce parce qu’il y a cette dureté qu’ils ont besoin de faire la fête. Mais cela n’excuse rien.

La transgression peut-elle humaniser le dirigeant politique?

D’une certaine manière, elle l’humanise. Mais quand on appelle les dirigeants à se montrer exemplaires, on s’attend de leur part à une sorte d’exceptionnalité, même du point de vue de leur humanité. Ce que cela révèle, c’est une faiblesse. Le pouvoir qu’ils ont se manifeste sous la forme de la faiblesse. C’est pour cela que l’on ne leur pardonne pas, surtout quand, de surcroît, il leur faut tout un temps pour que la transgression soit avouée. Il y a toujours la possibilité du « j’assume ». Elle est très répandue en France. Quand un ministre, au lieu de prendre un avion de ligne pour rentrer dans l’Hexagone, avait utilisé un avion militaire, au prix d’une somme folle pour le contribuable, il avait rétorqué: « J’assume. » Comme si le fait d’assumer la transgression lui redonnait son pouvoir. Evidemment, c’est à double tranchant. Certains admireront sa réaction en jugeant que voilà quelqu’un de fort. La plupart trouveront quand même qu’endosser cette incohérence transforme le scandale en un scandale au carré.

L’étranger et le chef sont tous les deux considérés comme pouvant être à la marge de la loi. » Jérôme Lèbre, philosophe.

Jérôme Lèbre
Jérôme Lèbre© DR

La minimisation de la gravité des faits, comme l’a pratiquée Boris Johnson, est-elle un élément déterminant dans le jugement des scandales par la population?

Bien sûr, elle fait partie du scandale. La première réaction de toute personne concernée par un scandale ne sera pas d’avouer mais plutôt d’étouffer. Le pouvoir, de ce point de vue, est aussi un pouvoir d’étouffement des scandales. On le voit également à chaque fois que des affaires judiciaires qui concernent l’Etat traînent en longueur. Il y a toujours cette double possibilité, soit d’assumer, soit d’être dans la dénégation, ce qui est toujours extrêmement risqué. Affirmer que l’on n’a pas vu ou fait les choses, que l’on ne savait pas que l’on participait à une fête, c’est une incohérence de plus. Dans un scandale, il y a toujours des dénonciateurs, ceux qui le repèrent et qui vont le suivre, et ceux qui tentent de l’étouffer. C’est une sorte de rapport de force. Mais là, en l’occurrence, il y a un moment où l’on ne peut plus du tout étouffer le scandale. Alors, on assume ou on s’excuse, c’est la voie choisie par Boris Johnson. Elle est plus rare. Cela fonctionne-t-il? Qui excuse celui qui s’excuse, au bout du compte? Qui pardonnera? On ne sait pas exactement.

Quelle importance ont les réactions dans la durée de vie d’un scandale?

La réaction à un scandale est la démocratie. S’il n’y avait pas de réaction au scandale, il n’y aurait plus de scandale. Il n’y aurait plus que des transgressions, en particulier du pouvoir. Elle traduit le rôle de contrôle et de soutien à la justice que détient le peuple. Un peuple qui garde une exigence de justice réagit inévitablement à un scandale. L’expression même de ce désir de justice peut, aussi, être à l’origine de quantité de paroles violentes, irréfléchies, démesurées, transgressives… On ne peut pas véritablement dissocier les deux aspects. Ce qui serait un simple commentaire serein à un scandale ne serait plus une réaction au scandale. La politique suppose des affects collectifs et, dans ceux-ci, il y a l’indignation. On ne peut pas séparer le sentiment de justice de l’indignation face à l’injustice. Il prendra toujours cette forme-là face à l’injustice. Donc, la transgression est double. Elle vient de celui qui fait la fête mais elle se reporte aussi dans la réaction qui, elle-même, sera toujours transgressive et s’autorisera du fait du « qui a commencé? ». Si le chef lui-même transgresse, comment lui répondre par une réaction transgressive? Quand Emmanuel Macron a affirmé qu’il avait bien envie d’emmerder tous les non-vaccinés, il voulait déclencher quelque chose qui impliquerait réaction et médiatisation. Il avait un profit direct à cela. Mais ce qui m’a amusé, en quelque sorte, c’est de voir que toutes les réactions répétaient pendant des jours et des jours le même mot « emmerder ». Quand quelqu’un au sommet du pouvoir ouvre une possibilité de scandale, tout le monde y réagit et remplit cette possibilité de transgression. Inévitablement.

(1) Scandales et démocratie, par Jérôme Lèbre, Desclée de Brouwer, 216 p.

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