Jean-Yves Camus sur les législatives en France : «Une génération Marine Le Pen émerge»
Au-delà de son nombre élevé de députés, le Rassemblement national a réussi à l’occasion des élections législatives à étendre son ancrage local et à propulser des jeunes et des femmes, constate le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite.
Le politologue Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques, évalue la portée de la forte progression du Rassemblement national aux élections législatives.
Avec son résultat au scrutin législatif des 12 et 19 juin, le Rassemblement national de Marine Le Pen franchit-il un important palier dans son histoire?
Incontestablement, parce qu’il n’y a pas que le nombre de députés élus à observer, il y a aussi la carte de cette élection. Elle montre que ce parti a réussi à s’enraciner durablement dans des départements où il a travaillé depuis longtemps mais qui n’étaient pas ses terres de prédilection. Je pense en particulier au sud-ouest de la France. Son ancrage local s’étend. Le Rassemblement national n’est plus seulement un parti qui comporte deux zones de force, les Hauts-de-France et le littoral méditerranéen. Il devient de plus en plus national avec, même dans des régions où la victoire n’était pas au rendez-vous le 19 juin, notamment la Bretagne, une progression des scores assez impressionnante qui ouvre la perspective de succès futurs. Un autre élément important est le facteur générationnel. Le 19 juin, des personnes qui sont depuis longtemps au RN ont été élues mais aussi des membres de la «génération Marine Le Pen». Une génération qui s’est engagée pour elle et n’a pas connu le Front national de Jean-Marie Le Pen. Ce sont des trentenaires, des quadragénaires, parmi lesquels figure un nombre assez important d’élues, ce qui est nouveau. Il y a à peine dix ans, un des problèmes du Rassemblement national était précisément le différentiel des voix entre le vote des hommes et celui des femmes. On voit bien que les choses ont changé. Une nouvelle génération émerge.
Il y a à peine dix ans, un des problèmes du RN était le différentiel des voix entre le vote des hommes et celui des femmes. Les choses ont changé.» Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques.
Les députés sortants du Rassemblement national n’ont pas spécialement brillé par leur dynamisme. L’ élection d’autant de parlementaires constituera- t-elle un test pour la crédibilité du parti?
Un groupe de 89 députés, c’est énorme. Le succès électoral doit être suivi par des résultats dans le travail parlementaire. Les élus du RN devront montrer leur professionnalisme et, par leur attitude et leur discours, leur respect de la ligne de la dédiabolisation qui est celle de Marine Le Pen. Il faudra qu’ils montrent qu’ils servent à quelque chose et qu’ils ont la capacité de déposer des propositions de loi bien ficelées. Quand vous êtes huit comme c’était le cas dans la mandature qui vient de s’achever, vous pouvez toujours trouver l’excuse de l’absence de groupe parlementaire, du manque de possibilités d’être visible et de disposer de temps de parole. Quand vous êtes 89, ces excuses disparaissent totalement.
La progression du Rassemblement national est-elle due, selon vous, à des éléments circonstanciels propres à cette élection ou à une tendance de fond? Certains avancent qu’à force d’avoir voulu faire barrage à Macron et à Mélenchon, le barrage à l’extrême droite a été négligé…
Je pense que la stratégie du barrage ou du cordon sanitaire, comme vous l’appelez en Belgique, ne fonctionne plus en France. On ne peut pas à la fois faire barrage et établir, comme le président Macron l’a fait lors dès les élections européennes de 2019, un schéma de la vie politique qui oppose les progressistes, à savoir le camp présidentiel, et les nationalistes. De la sorte, vous installez le Rassemblement national comme votre opposant principal et vous lui donnez de fait une crédibilité. Et puis, pour faire barrage de manière efficace, il ne faut pas simplement se baser sur des critères moraux et expliquer aux électeurs que «ce n’est pas bien de voter pour un parti xénophobe, nationaliste…». Les électeurs veulent que les propositions du Rassemblement national soient disséquées par ses adversaires et que leur soient opposées une riposte intellectuelle, idéologique, et d’autres propositions. Quand Marine Le Pen s’insurge contre telle ou telle décision de l’Union européenne, il ne suffit pas de dire qu’elle est antieuropéenne. Dans les années 1980 ou 1990, on pouvait faire barrage au Front national simplement sur des bases morales parce que le discours de Jean-Marie Le Pen était tellement outrancier et tellement marqué par l’antisémitisme, l’affirmation d’une hiérarchie des races, etc., que naturellement, le consensus républicain existait pour répudier ce genre de propos. Avec la dédiabolisation du Rassemblement national de Marine Le Pen, la condamnation morale ne suffit plus.
Le Rassemblement national est-il encore considéré par les Français comme un parti d’extrême droite?
La première chose que l’on peut dire est qu’avant l’élection présidentielle, une enquête d’opinion montrait que 50% seulement des Français jugeaient Marine Le Pen comme un danger pour la démocratie. C’est le verre à moitié vide ou à moitié plein. Si elle veut gagner l’élection présidentielle, il faut que la normalisation continue et que ce pourcentage baisse encore considérablement. Mais le RN est-il encore un parti d’extrême droite comme l’était le Front national? Des évolutions, des normalisations, ont eu lieu. Il n’y a plus la négation du génocide des Juifs. Il n’y a plus d’antisémitisme. Marine Le Pen affirme son attachement à la République dans chacun de ses discours. Elle a encore dit, le 19 juin, qu’elle souhaitait être dans une opposition constructive et républicaine. Cela étant, des scories existent encore. Dans le même discours, elle a de nouveau répété qu’elle était non pas une adversaire de la mondialisation mais une adversaire du mondialisme. Ce n’est pas la même chose. La mondialisation est un fait indubitable. On peut être pour ou contre. Mais on la constate chaque jour dans nos vies. Le mondialisme, c’est un système, une idéologie. Le mondialisme rejoint souvent la critique d’une hyperélite mondiale qui aurait un plan idéologique consistant à faire disparaître les nations pour établir une forme de gouvernance non démocratique. Pour certains, le mondialisme est aussi la volonté de substituer des populations non européennes à la population de souche, la théorie du grand remplacement. La théorie antimondialiste peut avoir des relents d’extrême droite. Ensuite, il y a toujours le problème de l’immigration. Marine Le Pen ne prononce pas la formule de grand remplacement. Mais Jordan Bardella, le président du RN, l’a utilisée deux fois pendant la campagne électorale. Et incontestablement, le RN est le seul parti sur l’échiquier politique français qui souhaite mettre fin, et le dit comme cela, aux «pompes aspirantes» de l’immigration. Il existe un consensus assez large pour dire qu’il faut maîtriser les flux migratoires. Mais personne ne va aussi loin que Marine Le Pen dans la définition des diverses catégories d’étrangers qui doivent quitter le territoire français, mis à part Eric Zemmour, évidemment.
Quand Marine Le Pen s’insurge contre telle ou telle décision de l’Union européenne, il ne suffit pas de dire qu’elle est antieuropéenne.
La victoire du Rassemblement national enfonce-t-elle un peu plus encore Reconquête! et Eric Zemmour dans l’anonymat?
Il est clair que d’ici aux élections européennes de 2024, cela sera compliqué pour Eric Zemmour. Pourquoi les européennes de 2024? Parce que c’est une élection à la proportionnelle. Il peut donc espérer, sur la base de son score au scrutin présidentiel, empocher quelques sièges. Il a la possibilité de se faire entendre au Parlement européen parce qu’il a un certain nombre de députés européens qui sont des transfuges. Mais cela ne suffit pas. Financièrement, à la fois à cause de son score à la présidentielle et aux législatives, il bénéficiera de financements publics. De ce côté-là, il ne devrait pas avoir trop de problèmes. Mais dans le rapport de force, c’est assez désastreux, car Reconquête! n’a récolté aucun député, pas même Eric Zemmour, et le Rassemblement national est très haut. Tout cela se jugera sur la longue durée. Le pari de Zemmour était de voir émerger Reconquête! dans un contexte où le RN accumulerait les échecs et serait en proie à des turbulences internes qui mettent son existence en danger. Ce n’est pas vraiment le cas.
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