Jean d’Ormesson, un homme unanime
C’est peu dire que Jean d’Ormesson avait peu d’ennemis. Et qu’il a su cumuler honneurs et (ré)jouissances tout en cultivant l’élégance et en élevant les débats. Un hommage national lui est rendu ce vendredi à l’hôtel des Invalides, à Paris.
Il était un homme de classe. De goût et d’esprit. Sans la moindre morgue, ni autre condescendance. D’humeur égale avec tous les vivants, et tout ce qui vivait. Dans le respect de l’autre, la tendresse, la compassion. Un humaniste, très certainement. Le front à tout moment inondé de soleil, le cheveu d’argent, l’oeil outremer, le nez rieur et la bouche gourmande, une bouche jalouse de la propreté des mots, il irradiait par son élégance, qu’il ne devait pas entièrement à la naissance. Car Jean Lefèvre, comte d’Ormesson, était né, c’est entendu, mais il aura rigoureusement cultivé sa chance. Toujours au bon endroit, heureux d’être là. Joyeux, en tout cas lumineux, jusque dans les pires gravités. Sauvé en toute occasion par un humour très sûr, qui le détachait quelque peu d’un agaçant côté premier de classe.
Jean d’O, ce grand charmeur devant l’Eternel, aimait la vie en effet, qui le lui a bien rendu. Et il aimait les gens. Ses amis, et ses adversaires, car on lui connaît peu d’ennemis, même s’il pouvait aussi se fâcher. Empruntant à Gaston Gallimard, son éditeur, il ne goûtait rien tant que » les femmes, les livres et les bains de mer « . C’était un jouisseur, au sens honorable et philosophique du terme. Qui, dans l’adversité s’il advenait, susurrait cet autre mot d’auteur : » Etre traité d’idiot par un imbécile est une volupté de fin gourmet. » Car les bons mots et les truculentes anecdotes forment décidément l’ample patrimoine qui constituera la chair de ses ouvrages.
Issu le 16 juin 1925 à Paris d’une famille de diplomates, noblesse de robe descendant elle-même d’une lignée de » laboureurs « , l’aspirant philosophe, élève d’hypokhâgne au lycée Henri-IV avant d’accéder à l’Ecole normale supérieure, voua probablement un culte sans égal à cet autre membre de la Carrière que fut François René de Chateaubriand, écrivain supérieur sans contredit, auquel il consacra en 1982 une biographie sentimentale, Mon dernier rêve sera pour vous. En ce temps-là, le brillant essayiste et romancier avait déjà commis Au plaisir de Dieu (1974) et Dieu, sa vie, son oeuvre (1981).
Les sentiers vers la gloire
Les titres alors commencent à s’égrener avec une belle régularité, et tous tutoient bientôt indifféremment les pics de ventes, à commencer par son premier vrai succès avec La Gloire de l’Empire (1971, 100 000 exemplaires vendus). Mais entre-temps, comme pour nous rappeler qu’il est d’une sensibilité de droite, le journaliste qui avait débuté dans la revue Diogène monte à l’échelle du quotidien Le Figaro, où il est nommé directeur général, lors que le fameux Louis Pauwels en est l’inflexible rédacteur en chef. S’il favorise un temps la prise de pouvoir du journal par le magnat de la presse Robert Hersant, il démissionne de son poste de directeur en 1977 devant l’ingérence rédactionnelle de plus en plus affirmée de ce nouveau patron aux accents parfois lourdement réactionnaires. Jean d’Ormesson reprendra plus tard, dans Le Figaro Magazine, une chronique suivie qui continuera d’en faire une figure de proue de la droite intellectuelle française. Au sein d’un débat qu’il s’évertuera toujours à élever, tout en finesse et délicatesse, ce qui fera de lui immanquablement une espèce de pacifiste de la pensée.
Loin d’un conservatisme gourmé, il professe ouvertement les idées de progrès et d’égalité
Ceci est si vrai que le proche quinquagénaire, élu en 1973 à l’Académie française où il entrera comme benjamin – avant d’en devenir le doyen avant sa mort -, héritant du fauteuil 12 jusque-là réservé à Jules Romains, veillera toujours à disperser ses affinités, entretenant par exemple de cordiales relations avec son rival de gauche, Jean Daniel, fondateur et éditorialiste du Nouvel Observateur de l’époque, malgré leurs divergences sur le Vietnam notamment. Affinités qui le rapprochent même du président socialiste François Mitterrand, dont il interprétera le personnage dans le film Les Saveurs du palais, en 2012, et avec lequel il partagera d’intenses moments de complicité littéraire jusqu’à son dernier souffle.
Car telle est l’empathie en cet homme, qui cherche sans cesse à percer les mobiles secrets de ses contradicteurs. Il faut préciser que le gaulliste inconditionnel est également pro-européen, partisan de Maastricht comme Mitterrand, et que, loin d’un conservatisme gourmé, il professe ouvertement les idées de progrès et d’égalité. En fait d’égalité, justement, il n’est point anodin que l' » Immortel » fasse campagne pour l’écrivaine Marguerite Yourcenar, auteure des impérissables Mémoires d’Hadrien, toute première femme reçue sous la coupole, en 1980, avant même Hélène Carrère d’Encausse, Simone Veil ou Jacqueline de Romilly. Récemment encore, il soutenait avec vigueur et audace la candidature du philosophe Alain Finkielkraut, dont l’élection n’était pas gagnée d’avance. Signe, une fois de plus, de courage et de générosité.
Don Jean
En même temps, Jean d’Ormesson poursuit inlassablement ses écritures, au fil d’ouvrages où la nostalgie est contenue par une ironie suave. On a franchi l’an 2000, et l’auteur ses 75 ans, lorsque paraissent C’était bien (2003), C’est une chose étrange à la fin que le monde (2010), Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit (2013), Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (2016, prix Jean-Jacques Rousseau de l’autobiographie) ou enfin Et moi je vis toujours (prévu pour février prochain). D’aucuns, certes, y verront peu à peu comme la répétition d’un sempiternel refrain.
Collectionneur d’honneurs, Grand-Croix notamment de la Légion du même nom et entrée en 2015 dans la non moins prestigieuse bibliothèque de la Pléiade, celui qui fut joliment lauré du titre de Don Jean par notre collègue Marina Laurent (Le Vif/L’Express du 18 mars 2016), ne s’attardait guère cependant dans les salons où l’on pose. Valeureux époux de Françoise Béghin, mère de sa fille Eloïse d’O, elle-même éditrice, le » biographe de Dieu et du temps » confessait en quelque sorte ses dernières vérités dans ce beau récit enluminé. Il y disait la douleur de sa première passion, son amour de Venise ou de la Toscane, son cancer, son » inculture « , sa détestation de la psychanalyse, ses hontes et culpabilités. C’était un être modeste, qui répugnait à se vanter. Et l’on pourrait penser qu’il s’est évanoui sereinement au beau milieu de la nuit. On dira de lui, pour finir, que c’était un homme » unanime « .
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici