Izzeldin Abuelaish, médecin de Gaza: « Mon histoire, c’est l’histoire d’une nation »
Malgré la mort de trois de ses filles dans un bombardement en 2009, Izzeldin Abuelaish, fils de réfugiés de Gaza devenu gynécologue en Israël, a toujours prôné la réconciliation. Il était en Belgique pour assister à Je ne haïrai pas, l’adaptation sur scène de sa biographie.
Dès les premières minutes du spectacle, il apparaît, sur l’écran. Dévasté. Les images, datant du 16 janvier 2009, ont fait le tour du monde. Izzeldin Abuelaish vient de perdre trois de ses filles, Bessan, Mayar et Aya, ainsi que sa nièce Noor, alors que sa maison a été bombardée par un char israélien lors de l’opération Cast Lead (« Plomb durci »).
Son témoignage en direct depuis la bande de Gaza a sensibilisé la planète entière au sort des Palestiniens. Malgré cette tragédie, et les humiliations et injustices vécues au quotidien depuis l’enfance à Gaza, celui qui fut le premier médecin palestinien spécialiste formé en Israël, s’est imposé ce commandement: « Je ne haïrai point. »
Un commandement qu’il a choisi comme titre de sa biographie, publiée en anglais en 2010 et sous-titrée Un médecin de Gaza sur les chemins de la paix. Résidant aujourd’hui à Toronto, au Canada, Izzeldin Abuelaish était à Bruxelles pour assister à la première de l’adaptation de son livre, mise en scène par Denis Laujol et portée par Deborah Rouach au Théâtre de Poche (1).
Bio express
- 1955 Naissance dans le camp de Jabalia, dans la bande de Gaza.
- 1997 Début de sa formation en obstétrique et gynécologie à l’hôpital Soroka, en Israël.
- 2009 Décès de plusieurs membres de sa famille, dont trois de ses filles, dans le bombardement de sa maison à Gaza par un char israélien.
- 2010 Parution de son livre I Shall Not Hate, publié en 2011 en français chez Robert Laffont sous le titre Je ne haïrai point
Ce n’est pas votre premier séjour à Bruxelles. Vous souvenez-vous de la première fois que vous êtes venu en Belgique?
Oui, c’était en 2003, pour ma formation à l’hôpital Erasme. J’arrivais d’Italie pour continuer ma spécialisation en médecine foetale et en génétique afin de devenir spécialiste de la stérilité. J’étais très impatient de revenir à Bruxelles pour assister à cette pièce parce que la Belgique fait partie de ma vie, de mon histoire. Nous avons un proverbe arabe qui dit que celui qui n’est pas reconnaissant envers les gens n’est pas reconnaissant envers Dieu. Donc, merci au peuple belge et en particulier à mon ami Jean-Marc Delizée, bourgmestre de Viroinval (NDLR: alors secrétaire d’Etat aux Affaires sociales, chargé des Personnes handicapées, il a signé la postface de l’édition française de Je ne haïrai point ), dont je suis citoyen d’honneur. J’ai rencontré Jean-Marc en Belgique, il m’a donné de l’espoir et il a soutenu un premier projet mené en faveur des enfants palestiniens au camp de Jabalia. C’est grâce à Jean-Marc que j’ai rencontré Olivier Blin, le directeur du Théâtre de Poche, qui m’a dit que mon histoire était le genre de celles qu’il voulait dans son théâtre. Olivier voulait produire l’adaptation de mon livre pour que les gens sachent. Mon histoire, c’est l’histoire d’une nation, les Palestiniens, mais c’est aussi l’histoire humaine universelle de l’espoir, de la souffrance et l’histoire d’un défi: je veux donner l’exemple, être un modèle, même si je ne souhaite à personne de devoir faire face à ce à quoi j’ai été confronté.
Ce monde peut être plus juste, plus libre, plus paisible, si on accorde aux femmes plus d’éducation et de pouvoir, des fonctions, des opportunités.
Quand avez-vous décidé d’écrire ce livre et pourquoi?
J’ai commencé à y penser en 2006. Avec mon expérience de vie en tant qu’enfant palestinien réfugié, de là d’où je viens, ayant grandi dans une famille qui a été chassée de ses terres pour qu’on y amène des gens venus d’ailleurs, avec tout ce que j’ai traversé pour réussir à devenir médecin, avec tout ce parcours, certains me disaient que j’avais beaucoup de choses à raconter, que je pouvais être une source d’inspiration pour les autres. J’ai donc commencé à écrire en 2006, mais j’ai retravaillé le texte après 2009, après le meurtre de mes filles.
L’écriture a-t-elle été un processus ardu?
Oui, parce que ce que j’ai vécu des choses très difficiles en quatre mois. Je pense que les chiffres ont une signification dans la vie et, dans la mienne, le chiffre 16 joue un rôle. Ma femme Nadia est décédée d’une leucémie aiguë le 16 septembre 2008. Et le 16 janvier 2009, mes filles ont été tuées. Le chiffre 16 me suit de bonne et de mauvaise manières. Mais, malgré ces tragédies, j’ai senti que mon message devait être diffusé. Donc, j’ai terminé l’écriture du livre et j’ai choisi ce titre, I Shall Not Hate, parce que les gens pensent que, quand on a été confronté à une tragédie, on est forcément rempli de colère et de haine. Je suis sans doute en colère et certaines personnes ont le droit de haïr dans certaines situations, mais je me suis dit à moi-même que je devais pardonner à ceux qui ont commis cela. Quand je dis « Je ne haïrai point », je lance un défi aux coupables. Je suis prêt à ne pas me laisser abattre, je ne me laisserai jamais abattre, parce qu’avec la haine, je serais brisé, je serais vaincu, je deviendrais malade, faible. Il faut attendre, être patient, et voir qui gagnera à la fin de la partie. Mais avec quels moyens? Je dis non à la haine mais je suis armé de ma sagesse, de mes connaissances et de mes mots. Vous êtes journaliste, vos mots sont plus forts que les balles. Les balles sont les armes des faibles. Les mots sont les armes que je continuerai à utiliser pour transmettre le message de mes filles.
Quand ce commandement, « Je ne haïrai point », est-il devenu conscient?
Je l’ai appris de ma mère. En tant qu’enfants palestiniens, nous avons beaucoup souffert. Je suis l’aîné de la famille et j’ai commencé à travailler très jeune, dès mon enfance. En plus, comme ma mère n’est pas du même village que mon père, elle était considérée comme une étrangère et certaines personnes ne nous traitaient pas comme elles auraient dû le faire. Mais ma mère m’a toujours appris à tendre la main à celui qui vous frappe, à être gentil avec celui qui vous blesse. C’est ce que j’ai appris d’elle et c’est ce que je continuerai à faire. Ma fille Bessan – que Dieu la bénisse – m’a dit, quand elle avait 14, ans que la violence ne peut pas être résolue par la violence, que la haine ne peut pas être résolue par la haine.
La pièce accorde une large place aux femmes de votre vie. Et dans votre livre, vous écrivez: « Il est temps de donner du pouvoir aux femmes et aux filles palestiniennes, de les respecter, de leur accorder leur indépendance et de les laisser nous montrer le chemin. » Un point de vue qui ne semble pas si courant au Proche-Orient…
C’est un constat que j’ai fait. Je le vois aux personnes qui sont derrière mon succès: ma mère, ma femme, mes filles. Ce monde dans lequel nous vivons a été créé d’Adam et Eve, à égalité. Adam et Eve étaient complémentaires, pas en compétition. Ils sont différents mais ils sont égaux. Je crois que ce monde peut être plus juste, plus libre, plus paisible, si on accorde aux femmes plus d’éducation et de pouvoir, des fonctions, des opportunités. Citez-moi cinq femmes dans l’histoire qui ont mené à un désastre. Mais combien d’hommes? Nous avons besoin de plus de femmes assises aux tables des décisions, dans les rôles de leader, dans les parlements, à la tête des institutions et je suis tout à fait sûr que si elles y arrivent, elles ne feront jamais un monde pire que celui que nous connaissons maintenant.
La question de l’égalité hommes-femmes et de l’accès aux postes à responsabilités est très vive en Belgique. Quelle est la situation en Palestine?
En Palestine, les femmes ont globalement un niveau d’études supérieur aux hommes, mais il ne s’agit pas que d’éducation: le contexte où l’on vit est important. La nation palestinienne est sous occupation, elle n’est pas libre, elle n’a pas le contrôle de ses ressources, elle ne peut pas avoir de projets d’avenir parce qu’elle ne sait pas ce qui peut se passer demain. C’est une nation traumatisée, qui souffre depuis des décennies. Cette situation a un impact sur les femmes et donc je pense que c’est quand ce pays sera libre et indépendant qu’elles pourront s’épanouir. Mais il y a quand même des femmes qui se distinguent, qui réussissent. En cinq ans, deux Palestiniennes, Hanan Al Hroub en 2016 et Asma Mustafa en 2020, ont reçu le Global Teacher Prize (NDLR: attribué par la Fondation Varkey, dont le credo est « une éducation de qualité pour chaque enfant »). Mais quelle est la valeur de tout ça si elles ne sont pas libres?
Je ne me laisserai jamais abattre, parce qu’avec la haine, je serais brisé, je serais vaincu, faible.
Votre livre a été publié en 2010. Que s’est-il passé pour vous depuis?
Je suis parti vivre au Canada. La décision de partir à Toronto avait été prise avant que mes filles ne soient tuées. J’enseigne, je fais de la recherche, je voyage partout dans le monde pour diffuser le message de mes filles. En tant que croyant, je suis redevable envers Dieu et envers mes filles. Et bien sûr, je n’oublie pas d’où je viens. Ce n’est pas parce que j’ai bien réussi dans la vie que je dois oublier. Je suis un réfugié palestinien, qui a souffert, comment puis-je faire pour aider les autres? Mon coeur est connecté à mes racines. Mais en tant que Palestinien, je ne suis pas libre de retourner en Palestine pour me recueillir sur les tombes de mes filles. J’ai déjà mentionné l’importance pour moi du chiffre 16. Le 16 juin 2016 a été pour moi, après la tragédie de 2009, le premier jour de bonheur: quand mes deux filles ont reçu leur diplôme de l’école d’ingénieurs. Mon fils aussi a été diplômé. Nous ne nous sommes pas laissé abattre. Parce que beaucoup de gens s’attendaient à ce que nous soyons complètement brisés.
Vous écriviez que « sur le terrain, il se passe chaque jour des choses qui sont totalement ignorées des médias internationaux ». Est-ce que cela a changé en dix ans?
Même si les informations sont toujours monopolisées et déformées à cause des médias traditionnels qui sont complètement contrôlés et biaisés en Israël, la situation a tendance à changer grâce aux réseaux sociaux, qui peuvent rendre compte de la vérité. On constate un changement dans l’opinion internationale à propos de la situation palestinienne. Je le sens, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre. On l’a vu dernièrement, avec cette recrudescence de la violence en mai. Mais on a constaté également qu’il y avait eu des modérations injustifiées de contenus propalestiniens sur Facebook et sur Instagram. Ce qui a déclenché un mouvement de boycott de Facebook et une mobilisation pour faire descendre sa notation en nombre d’étoiles sur les boutiques d’applications. Elle est passée de 4,1 à 1,8 sur 5.
Qu’avez-vous ressenti en assistant à la première au Théâtre de Poche de Je ne haïrai pas, face à votre propre histoire?
J’ai déjà vu au théâtre des adaptations de mon livre en allemand, en arabe, en hébreu, en anglais et en espagnol et j’avais envoyé à l’équipe du Poche les textes de certaines de ces adaptations. Mais je ne savais pas comment le spectacle allait se dérouler et ça a été un choc dès le début. Parce que je pensais que ça commencerait doucement, par mon enfance. Mais le spectacle démarre sur la tragédie de 2009. Ça m’a ramené en arrière. J’étais ici physiquement, en train de regarder le spectacle, mais en réalité j’étais de retour à la maison. Cette tragédie fait partie de ma vie mais penser à ces moments n’est pas facile. Quand j’ai entendu prononcer les noms de mes filles: Bessan, Mayar, Aya, celui de ma nièce Noor, de Nadia, ma femme, de Dalal, ma mère, ça m’a donné envie de les voir, de leur parler. Dans mon bureau, j’ai devant moi la photo de mes filles et parfois je leur parle. J’imagine ce qu’elles seraient aujourd’hui, je les imagine dans leur maison, avec leurs enfants. En 2009, Bessan était sur le point de décrocher son diplôme de l’université. Elle avait 21 ans. J’imagine Mayar, qui voulait étudier la médecine, en blouse blanche. Aya voulait être avocate ou journaliste. Et Noor voulait devenir enseignante. Je pense qu’à la fin de ce spectacle, on ne peut pas parler tout de suite, parce que c’est un choc. Il faut quelques minutes pour s’en remettre, assimiler ce qu’on a vu. Est-ce que tout cela se passe vraiment dans notre monde? Le défi, quand on a touché le coeur du public, c’est de provoquer un changement dans l’esprit des spectateurs, à un niveau individuel. Comment peut-on faire une différence, pour être la voix de ceux qui n’en ont pas? Et même si on peut se dire que la pièce touche un petit nombre de personnes – avec les restrictions Covid, environ 70 spectateurs par soir -, tout commence par une personne, tout commence petit. Et il ne faut pas se sous-estimer soi-même. Dans mon livre, je raconte l’histoire de la jeune fille et des étoiles de mer. Une grande marée en a rejeté des centaines sur la plage. Une jeune fille arrive et les voit en train de mourir. Alors elle commence à les remettre à la mer, une par une. Un homme arrive et lui demande ce qu’elle fait. « Je sauve des vies », dit-elle. « Mais il y en a des centaines, ça ne va pas faire de différence! » La jeune fille prend une étoile de mer, la remet à l’eau et dit: « Pour celle-là, ça fait une différence! »
Quels sont vos projets pour l’avenir?
Mon projet est de rendre justice à mes filles, pour que le crime de mes filles innocentes soit reconnu par le gouvernement israélien, et pour obtenir des excuses. Mon combat continue. Je ne veux pas qu’on justifie la mort de mes filles en disant qu’il s’agit de « dégâts collatéraux ». C’est un nouveau crime contre elles de dire cela. Elles ne sont pas des dégâts collatéraux. Les dégâts collatéraux, c’est pour une chaise, du matériel, pas pour des êtres humains. Il y a une loi en Israël contre les Palestiniens qui dit qu’après deux ans, on ne peut plus déposer de plainte. Donc, pendant ces deux ans, j’ai essayé par tous les moyens pacifiques d’obtenir des excuses mais je n’en ai pas eu. Alors j’ai déposé plainte. Mais mon avocat m’a signalé qu’en tant que Palestinien, pour déposer une plainte contre Israël dans un tribunal israélien, je devais payer au cas où je perdrais le procès. 20 000 shekels, soit plus de 5 000 euros, pour chacune de mes filles et ma nièce. Voilà le monde dans lequel nous vivons. Mais je ne plierai pas à cause de l’argent, je suis déterminé et je continuerai à me battre. Donc en 2017, nous sommes allés témoigner. En 2018, la cour a rejeté l’affaire. J’ai dû faire appel à la Cour suprême et payer à nouveau. Les audiences auront lieu en novembre 2021. Si on gagne le procès, je voudrais que l’argent investi aille à la fondation que j’ai créée en mémoire de mes filles, Daughters for Life (NDLR: dédiée à l’éducation des filles, notamment en leur donnant accès au lycée et à l’université). Cette fondation est établie en Belgique. Et nous avons signé un accord avec l’université d’Anvers, qui nous accorde quatre bourses pour que quatre jeunes filles du Moyen-Orient puissent venir étudier en Belgique. Bientôt, nous ouvrirons le bureau de Daughters for Life en Belgique. Mon rêve serait qu’un jour, il existe un collège pour l’éducation des filles baptisé Daughters for Life. Un jour, quand je retrouverai mes filles dans la vie éternelle, j’aurai un grand cadeau pour elles: je leur aurai rendu justice et je pourrai leur dire que leur sang n’aura pas été versé en vain.
(1) Je ne haïrai pas, jusqu’au 26 juin au Théâtre de Poche, à Bruxelles. Reprise annoncée du 10 au 29 octobre 2022.
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