Israël sur le point de franchir une ligne rouge des Etats-Unis? «L’offensive sur Rafah provoquera une épouvantable tragédie»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Pour le spécialiste des conflits internationaux Michel Liégeois (UCLouvain), une offensive israélienne sur la ville de Rafah pourrait pousser les Etats-Unis à redéfinir leurs relations diplomatiques avec Israël. Une opération de grande ampleur, comme l’entend Tsahal, provoquerait «une tragédie humanitaire épouvantable», prévient-il.

«Nous avons fixé une date.» Benjamin Netanyahu l’affirme: l’attaque sur Rafah, ville densément peuplée au sud de Gaza, est une certitude. Pour Tsahal, l’armée israélienne, cette opération militaire semble indispensable pour venir à bout de l’un des derniers bastions du Hamas qui, par ailleurs, refuse pour l’instant les nouvelles propositions de cessez-le-feu. Ces dernières incluraient la restitution totale des otages israéliens, ce que l’organisation terroriste refuse toujours.

Face à une nouvelle catastrophe humanitaire redoutée, la pression internationale s’intensifie. Au point que les Etats-Unis, alliés inconditionnels d’Israël, déconseillent fermement toute opération majeure à Rafah. Quelles conséquences si Netanyahu reste insensible à la mise en garde américaine? Entretien avec Michel Liégeois (UCLouvain), spécialiste en relations internationales et membre du Centre d’étude des crises et des conflits internationaux (CECRI).

Michel Liégeois, Rafah semble une étape obligatoire dans l’esprit d’Israël pour «éradiquer» le Hamas. Au risque de se mettre à dos toute la communauté internationale…

Eradiquer le Hamas est une tâche sans fin. L’armée israélienne n’a d’ailleurs jamais spécifié quel était ‘l’état final recherché’. Le Hamas ne va pas s’évaporer, d’autant plus que ses responsables politiques ne sont pas sur le territoire de la bande de Gaza. Le Hamas a aussi des possibilités d’exfiltrer certains combattants, qui peuvent se fondre dans la population. Ceci étant, pour Tsahal, Rafah est un objectif car la ville abrite des centres de commandements, des stockages d’armes, etc.

Chaque avancée militaire israélienne se solde par une accentuation de l’opprobre international.

Michel Liégeois

UCLouvain

Depuis le départ, on sait que le Hamas joue de la densité de population avec un certain cynisme. En poursuivant le combat sans espoir de pouvoir vaincre Israël, le Hamas est co-responsable du calvaire de la population gazaouie. Se faisant, ils font payer un prix politique international terrible à Israël. Si le Hamas surestime le nombre de victimes civiles, le bilan est cependant au-delà de l’acceptable. Donc, la question n’est plus là et l’organisation en joue. On se retrouve dans une dynamique où chaque avancée militaire israélienne se solde par une accentuation de l’opprobre international.

A ce propos, les Etats-Unis, via le porte-parole du département d’Etat, Matthew Miller, se disent fermement «opposés» à toute opération majeure sur Rafah. Israël risque-t-il de perdre son soutien américain?

Dans le cadre des élections américaines, la Maison Blanche se voit presque contrainte d’opérer une courbe rentrante dans son soutien à Israël. Elle a accepté, pour la première fois, une résolution appelant au cessez-le-feu à Gaza, parce que Biden doit aussi tenir compte de son électorat propalestinien. L’attaque sur Rafah serait donc un élément d’escalade supplémentaire. Par ailleurs, la ville est une zone encore plus densément peuplée, puisque un grand nombre de civils s’y sont progressivement réfugiés.

Il est difficile d’imaginer que les Etats-Unis stoppent, par exemple, leurs livraisons d’armes nécessaires à la tenue du dôme de fer. En revanche, une inflexion du soutien diplomatique pourrait apparaître.

Michel Liégeois

UCLouvain

En outre, les Etats-Unis n’ont pas hésité à prioriser Israël aux dépens de l’Ukraine. Il est difficile d’imaginer qu’ils stoppent, par exemple, leurs livraisons d’armes nécessaires à la tenue du dôme de fer. Il est donc peu probable que la Maison Blanche infléchisse sa position sur des sujets aussi sensibles. Cela aurait des conséquences directes sur la sécurité physique des populations israéliennes. En revanche, une inflexion du soutien diplomatique américain pourrait apparaître. Comme, par exemple, via des résolutions plus fermes à l’égard d’Israël au conseil de sécurité, ce qui serait, en soi, un revirement important. Dans le cadre des relations bilatérales spéciales entre Israël et les Etats-Unis, même des petites décisions de la sorte peuvent être vécues très fortement.

Voir les Etats-Unis renoncer à leur appui militaire en cas de tragédie sur Rafah est donc peu probable?

Israël est relativement habitué à l’isolement diplomatique sur le plan international, au vu de la politique très conservatrice mise en place au cours des dernières années. Cependant, cela n’a jamais remis en cause les soutiens américains. Les conditions ne sont pas réunies pour de profonds revirements stratégiques. En revanche, un isolement dans «la diplomatie du verbe» n’est pas impossible. Cette diplomatie de protection américaine, qui, systématiquement, se refusait à toute condamnation israélienne, pourrait s’effriter.

Au-delà des conséquences diplomatiques, une opération d’ampleur sur Rafah aurait aussi un coût humanitaire désastreux…

Oui. Rafah est une ville densément peuplée. Cette densité a été démultipliée par les nouveaux flux de populations vers le sud. La ville est devenue un gigantesque camp de réfugiés à ciel ouvert. Les observateurs parlent de quasi-famine, les chaînes de soins ne sont plus assurées, les denrées de base arrivent au compte-goutte.

Vu la configuration du terrain, on ne voit pas comment cette opération pourrait ne pas tourner en une épouvantable tragédie, qui, nécessairement, provoquerait un électrochoc politique.

Michel Liégeois

UCLouvain

En cas d’attaque d’ampleur, les blessés ne pourront pas être soignés dans des conditions décentes. Pour peu que cette opération dure quelques semaines, (et c’est parfaitement possible en milieu urbain), elle débouchera forcément sur une catastrophe. C’est d’ailleurs parce qu’on l’anticipe que la pression internationale est si forte. Depuis longtemps, on a dépassé les limites de ce qui pouvait sembler acceptable pour une opération «punitive». Vu la configuration du terrain, on ne voit pas comment cette opération pourrait ne pas tourner en une épouvantable tragédie, qui, nécessairement, provoquerait un électrochoc politique.

Avec des répercussions ailleurs dans le monde, d’une autre nature?

Des soubresauts secondaires pourraient en effet apparaître dans d’autres pays, y compris en Europe, où les communautés musulmanes sont très sensibles au sort réservé à la population palestinienne. Dans les banlieues françaises, ou dans certains quartiers de Bruxelles, la situation pourrait très vite dégénérer. D’autant que les grandes émeutes ont toujours lieu en été. La météo clémente étant un facteur qui favorise l’éclosion de manifestation violente. Tout cela dans un contexte où les Jeux olympiques de Paris approchent. La France ne peut pas se permettre de gérer de telles séquences de violences urbaines pendant un tel événement.

L’attaque sur Rafah est imminente, selon vous?

Les dernières communications du gouvernement israélien sont assez décidées. L’opération serait d’une certaine façon incomplète si cette dernière étape de Rafah n’était pas franchie. Les espoirs de pourparlers ont été douchés. On est face à deux jusqu’au-boutismes. Cette guerre étant asymétrique, elle donne l’impression de se voir opposer un rouleau compresseur contre quelques défenseurs peu armés. Mais en face du jusqu’au-boutisme israélien -questionnable sur bien des points-, il y a aussi un Hamas qui refuse de déposer les armes, ou de penser à la souffrance de la population. On peut donc parler de co-responsabilité, qui risque de conduire à une nouvelle tragédie humanitaire.

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