Pourquoi la suspension de la livraison d’armes à Israël par les Etats-Unis n’est pas un tournant
Benjamin Netanyahou sait que la majorité au Congrès américain est acquise à sa cause. Les avertissements de Biden sur les armes peuvent-ils malgré tout infléchir l’attitude d’Israël sur le terrain?
Depuis le lancement de l’offensive de l’armée israélienne dans la bande de Gaza en représailles au massacre du 7 octobre dernier commis dans son pourtour par le Hamas, nul n’ignore que les Etats-Unis sont la seule puissance en mesure de peser sur la stratégie du gouvernement de Benjamin Netanyahou. L’annonce, le 8 mai, par le président Joe Biden, de la suspension d’une livraison d’armes à Israël a semblé consacrer un infléchissement de la position des Etats-Unis. Il s’agit pour Washington de faire pression pour éviter que Tsahal ne se lance dans une offensive terrestre dévastatrice dans la ville de Rafah, sanctuaire de nombreux déplacés palestiniens. La menace sur l’approvisionnement israélien a-t-elle l’effet escompté par Joe Biden? L’armée israélienne a poursuivi ses bombardements sur Rafah, continué à forcer l’évacuation de l’est de la ville, mais n’a pas encore enclenché l’opération redoutée.
Brahim Oumansour est chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Ses travaux portent principalement sur la politique étrangère des Etats-Unis en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il analyse la position de Washington à l’égard d’Israël.
La suspension de la livraison d’armes à Israël par les Etats-Unis alors que la guerre à Gaza est en cours marque-t-elle un tournant dans les relations entre les deux pays?
Peut-être un tabou a-t-il été brisé. Mais il ne s’agit pas d’un tournant. Car la déclaration de Joe Biden sur la suspension de la livraison d’armes est limitée. Elle ne concerne que les bombes dites à forte charge et pas d’autres armes, notamment défensives. Autre raison pour laquelle on ne peut pas parler d’un tournant, le gouvernement israélien sait qu’il peut compter sur un Congrès dominé par les républicains et majoritairement acquis à la poursuite du soutien financier ou en armes à Israël, y compris au sein du Parti démocrate. A la suite de la déclaration de Joe Biden, 26 représentants démocrates ont écrit à la Maison-Blanche pour demander de ne pas suspendre la livraison d’armes et de poursuivre le soutien à Israël. Benjamin Netanyahou ne prête d’ailleurs pas beaucoup attention à la ligne rouge tracée par le président américain, qui ne cesse d’évoluer au fur et à mesure que le gouvernement israélien la franchit.
Le contexte intérieur américain est essentiel pour expliquer l’attitude du président Biden?
Le Parti démocrate connaît sa fracture la plus importante depuis des décennies, au sein de l’électorat mais aussi parmi ses élus. La vague de contestation qui touche plusieurs universités est un avertissement pour Biden et pour les démocrates, car elle rassemble beaucoup de jeunes dont certains menacent de ne pas voter démocrate à l’élection présidentielle. Cette menace est d’autant plus prise au sérieux par l’administration Biden qu’elle est aussi portée par des élus, comme le sénateur Bernie Sanders, dans un contexte humanitaire très inquiétant, notamment à cause de la dernière intervention de l’armée israélienne à Rafah, qui bloque les deux passages d’acheminement d’aide existants.
Ces avertissements peuvent-ils néanmoins modifier la nature de l’intervention israélienne à Rafah?
Pour le moment, on ne voit pas de signe de fléchissement de la politique israélienne à Gaza. Benjamin Netanyahou a annoncé qu’Israël pourrait poursuivre l’offensive militaire sur Rafah, quitte à le faire en solo. Le message adressé aux Américains est très fort. C’est dire à quel point le gouvernement israélien est déterminé à poursuivre la guerre, même s’il est dans une impasse par rapport à l’objectif très élevé qu’il s’est fixé au départ, à savoir éliminer le Hamas. Un but complètement irréalisable compte tenu de la situation à Gaza. Et puis, comme je l’ai dit, Benjamin Netanyahou sait qu’il peut compter sur le Congrès. Les lobbys pro-israéliens qui dominent le Parti républicain ont réussi depuis des décennies à transformer la problématique de la sécurité d’Israël en une question de politique interne aux Etats-Unis. On le voit aujourd’hui dans le contexte électoral américain. Netanyahou sait que Joe Biden ne pourra pas aller très loin dans ses menaces.
«Pour une bonne partie des Américains, il est hors de question de réduire le soutien à Israël.»
Vous ne croyez donc pas à une rupture, même en cas d’offensive massive d’Israël à Rafah?
Avec le temps, il y a eu une évolution dans l’attitude du président américain, perceptible notamment à travers le choix des mots. Joe Biden reconnaît clairement l’existence de civils parmi les victimes. Il admet également que des armes américaines ont été utilisées pour bombarder des civils. C’est important. C’est un changement de ton. Mais c’est loin d’être une rupture. Je ne pense pas que même une poursuite de l’offensive israélienne à Rafah pourrait ébranler sérieusement les relations entre les Etats-Unis et Israël, qui datent de plusieurs décennies. Pour des raisons géostratégiques, les Etats-Unis sont bien évidemment conscients de l’importance du rôle que joue Israël dans la région. Pour des raisons internes aussi, car aux yeux d’une bonne partie des Américains, il est exclu de réduire le soutien à Israël, ce qui pourrait être interprété comme un aveu de faiblesse envers des Etats considérés comme des ennemis d’Israël et des Etats-Unis, au premier chef l’Iran. Dans ce contexte, le Congrès pourrait aussi faire pression sur Joe Biden si celui-ci décidait de suspendre d’autres livraisons d’armes, quitte à opérer une forme de chantage par rapport au vote d’autres lois, par exemple concernant l’aide à l’Ukraine.
N’est-il pas étonnant que les pays arabes sunnites, notamment ceux qui ont conclu les accords d’Abraham avec l’Etat hébreu, n’exercent pas davantage de pression sur Israël et les Etats-Unis?
Depuis le 7 octobre, les Etats arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël n’ont pas brandi de menace de rupture, même s’ils se trouvent dans une situation très délicate face à leur opinion publique, majoritairement acquise à la cause palestinienne. On l’a observé au Maroc où la population est à plus de 70% contre la normalisation, un pourcentage qui a augmenté depuis la guerre à Gaza. Que ces pays n’aient pas pris une décision aussi importante que la rupture des accords d’Abraham n’est pas surprenant. Ce qui est étonnant, en revanche, c’est qu’ils n’aient pris aucune mesure pour faire pression sur Israël, ne serait-ce qu’un embargo, ou une rupture partielle des relations économiques. C’est étonnant au regard de l’opinion publique arabe qui est aujourd’hui abasourdie face au silence de ses dirigeants. Mais il est vrai que depuis des décennies, on observe une montée de la prédominance de l’intérêt national sur l’intérêt régional ou communautaire arabe. La cause palestinienne subit les effets de cette évolution.
Aujourd’hui, ce qui a changé n’est-il pas qu’une normalisation ne serait plus envisageable sans engagement à la création d’un Etat palestinien?
Seule une reconnaissance d’un Etat palestinien pourrait effectivement faire évoluer la position d’autres pays dans la voie d’une normalisation de leurs relations. On observe aussi que certains Etats, comme la Mauritanie, qui étaient engagés dans un processus de normalisation, ont complètement suspendu les négociations. Donc on est soit dans un gel d’un tel processus, soit dans un refus réaffirmé d’y souscrire, comme pour l’Algérie, la Tunisie, la Libye…
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