Israël a 70 ans : une réussite, mais à quel prix ?
Démocratie, économie, innovation, nouvelle image : la réussite de l’Etat hébreu est indéniable. Elle ne doit pas occulter les hypothèques qui pèsent sur son avenir : l’impasse du conflit avec les Palestiniens et les effets délétères de l’occupation sur la société.
Les images sont superbes, la foule dense, le tableau bigarré par les logos des sponsors, et, entre deux coups de pédale, la réalisation ne se prive pas d’enchanter le téléspectateur avec des vues aériennes des joyaux de Jérusalem. Ces 4, 5 et 6 mai, Israël présente toutes les caractéristiques d’une nation ancrée dans le monde globalisé et dans la normalité d’une démocratie. Les trois étapes du Tour d’Italie cycliste entre Jérusalem, Haïfa, Tel-Aviv, Beer-Sheva et Eilat offrent aux dirigeants et aux citoyens une exceptionnelle vitrine médiatique de leur pays et, par corollaire, une légitime fierté.
Contexte inédit, saveur particulière
Le 70e anniversaire de son indépendance que l’Etat hébreu célèbre le 14 mai aura incontestablement une saveur particulière. La venue du Giro, après l’organisation des championnats d’Europe de judo fin avril à Tel-Aviv (1), démontre que le regard sur le pays a changé. Malgré la présence à la tête de l’exécutif d’un gouvernement avec des composantes d’extrême droite – le plus radical de l’histoire du pays -, malgré la poursuite d’une politique à l’égard des Palestiniens jugée inique par beaucoup d’Occidentaux à travers la colonisation, malgré l’arrêt de mort du processus de paix prononcé de facto par ses dirigeants, Israël a réussi à améliorer son image. Par quel miracle ? Une lassitude de l’intérêt occidental pour le conflit israélo-palestinien perçu comme de plus en plus inextricable et supplanté par les guerres de Syrie et d’Irak, une compréhension accrue de la réalité de la lutte israélienne contre le terrorisme après les attentats perpétrés en Europe par l’Etat islamique, la réaffirmation d’une communion de destin démocratique dans une région où les espoirs soulevés par les printemps arabes ont été tellement déçus, tous ces éléments servent la perception positive d’Israël. Pas étonnant dès lors que le tourisme en tire les dividendes : plus de 3,6 millions d’étrangers ont visité le pays en 2017, soit une hausse de 35 % par rapport à l’exercice précédent.
Plus de 3,6 millions d’étrangers ont visité Israël en 2017, un record
Les armées des pays arabes se sont coalisées à trois reprises pour combattre le nouvel Etat né du partage imposé par l’ONU le 29 novembre 1947 : la guerre de 1948, celle des Six-Jours en 1967, celle du Kippour six ans plus tard. Aujourd’hui, ces Etats sont divisés comme jamais. L’Egypte et la Jordanie ont conclu des accords de paix avec Israël en 1979 et 1994. Le Liban, la Syrie et l’Irak sont minés par leurs guerres intestines. Et, contre tout attente, l’Arabie saoudite du prince héritier Mohammed ben Salmane a trouvé en Israël l’allié nécessaire à son combat prioritaire : faire pièce à la menace et à l’expansionnisme du rival par excellence, l’Iran chiite. Convergence d’intérêts bien sentie : Israël voit aussi dans l’Iran son principal ennemi. Inquiétude légitime en regard de l’influence croissante de Téhéran en Irak, en Syrie et au Liban et de la détestation de l’Etat hébreu entretenue par certains de ses dirigeants ; inquiétude surjouée sur la menace d’un programme nucléaire militaire plus fantasmé qu’avéré. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou ne propose pas de véritable alternative à l’accord conclu par les grandes puissances sur le nucléaire iranien dont Donald Trump plaide l’enterrement pur et simple.
Le président américain est aussi celui par lequel ce 70e anniversaire acquiert une saveur singulière. Les cérémonies coïncideront en effet avec le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Une décision qui répond au principe israélien, érigé en loi fondamentale depuis 1980, d’établir la Ville sainte comme capitale » éternelle et indivisible » mais qui bafoue les résolutions de l’ONU sur le partage avec les Palestiniens et ravive des tensions potentiellement dévastatrices. Plus de 40 d’entre eux ont été tués par des militaires de Tsahal pour avoir approché la frontière entre la Bande de Gaza et Israël en quatre semaines de » marche du retour « . Réussite et dérives d’Israël…
Les ressorts du miracle israélien
Cet alignement des astres propice à Israël n’est pas que conjoncturel. Il repose sur un miracle. L’Etat hébreu est un exemple inédit dans l’histoire de » construction territoriale, à la fois rapide et procédant d’une planification unique « , soulignent Pierre Blanc, professeur à Sciences Po Bordeaux, et Jean-Paul Chagnollaud, président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée/Moyen-Orient, dans Israël face à Israël (Autrement, 220 p.). Journaliste à Marianne, Martine Gozlan, auteure de Israël 70 ans (L’Archipel, 160 p.), fonde la réussite de l’Etat hébreu sur sept piliers. La mémoire est une force et une hantise, énonce-t-elle. Force parce qu’elle permet la résilience, hantise parce qu’elle nourrit le spectre d’une repétition de la Shoah. L’immigration est un adjuvant et une faiblesse. Elle contraint Israël à se réinventer et à se dépasser. Mais le risque de se transformer en mosaïque de clans conflictuels demeure présent. La démographie constitue un enjeu crucial. Deux craintes le justifient : un déséquilibre avec la croissance démographique des Arabes israéliens (aujourd’hui, 20 % de la population) et la forte natalité des familles ultraorthodoxes qui élèverait cette communauté à plus de 30 % de la population israélienne à l’horizon de 2050. La foi est aussi enracinée que diversifiée. » Il est peu de pays, souligne Martine Gozlan, où la religion peut en même temps être absolument dictatoriale et radicalement contestée, où la piété la plus tranquille côtoie sa soeur la plus excitée, où le scepticisme le plus total croise la ferveur la plus absolue « .
L’occupation mine la vitalité démocratique de l’Etat hébreu
Tsahal, l’armée israélienne aux méthodes parfois controversées, joue un rôle fondamental dans un contexte de menaces vitales. Elle est aussi » la seule institution capable de surmonter les clivages d’une société clanique « , insiste l’auteure de Israël 70 ans. La défense est précisément un des terrains privilégiés d’un sixième pilier de l’Etat hébreu, la recherche. Pas étonnant qu’Israël soit pionnier dans ce domaine – il est le leader mondial de la production de drones – comme dans celui de l’irrigation agricole. Cet ADN du défi, comme le nomme Martine Gozlan, est lui-même porté par un » optimisme existentiel » qui, malgré son cadre précaire, propulse étonnamment Israël à la 11e place du » hit-parade du bonheur » établi par l’Organisation des Nations unies.
Les hypothèques du modèle
A Jérusalem et à Tel-Aviv, c’est cet Etat démocratique et prospère que célébreront les Israéliens, septante ans plus tard. Mais cette indéniable réussite est ternie par les hypothèques que continuent à faire peser sur elle la non-résolution du conflit avec les Palestiniens. » Israël s’était offert (à l’origine) comme un lieu de rédemption et de sécurité pour les juifs de la diaspora ; de même qu’il s’était aussi longtemps proposé comme un Etat moral. Or, en rendant impossible la viabilité d’un futur Etat de Palestine, c’est bien l’insécurité permanente, la détérioration de son image et l’effondrement éthique qui menacent aujourd’hui Israël « , observent Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud, auteurs de Israël face à Israël.
Car l’occupation ne nourrit pas seulement la désespérance des Palestiniens ; elle mine la vitalité démocratique d’Israël. » Etat juif pour les Arabes et démocratique pour les juifs, a coutume de dénoncer le député Ahmed Tibi. Les Arabes israéliens ont beau connaître un niveau de vie largement supérieur à celui de leurs cousins des territoires occupés ; ils n’en demeurent pas moins au mieux des citoyens de seconde de zone, au pire des complices des activistes palestiniens. La politique du gouvernement droite – extrême droite de Benjamin Netanyahou n’a pas amélioré leur sort, lui qui a édicté qu’Israël était désormais » l’Etat-nation du peuple juif « . » Israël est bien un Etat démocratique, mais un Etat dont les fondements idéologiques, politiques et juridiques sont aujourd’hui inspirés d’un ethno-nationalisme qui exclut ou en tout cas marginalise l’Autre « , complètent les deux professeurs d’université.
Fondé sur l’idée d’un sionisme laïque et de gauche, Israël connaît trente ans de pouvoir travailliste. La guerre des Six-Jours et l’occupation de territoires à forte symbolique religieuse favorisent ensuite l’émergence de gouvernements de droite à partir de la fin des années 1970. S’ensuit une période d’alternance et de cohabitation qui permet la signature des accords de paix d’Oslo en 1983. Mais l’échec de leur application et la révolte palestinienne de 2000, la seconde Intifada, replacent au sommet de l’Etat une droite de plus en plus radicale. » Le temps présent semble plus tourner (Israël) vers le passé, celui d’un temps colonial, alors que le passé, celui des prémices, semblait pourtant si plein d’avenir « , commentent le professeur de l’université de Bordeaux et le président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée/Moyen-Orient. L’emprise croissante de la religion provoque une autre fracture au sein de la société. De plus en plus affirmées et relayées par des partis en échange de participations à des coalitions gouvernementales, les revendications des ultraorthodoxes, notamment sur les dispenses de service militaire, creusent le fossé avec les laïques et fragilisent l’unité de la société.
Ces ombres sur l’avenir de la démocratie israélienne ne seront pourtant pas de nature à altérer la fierté du Premier ministre Benjamin Netanyahou à célébrer 70 ans d’avancées économiques, démocratiques et diplomatiques que peu de peuples auraient réussi à réaliser. Mais pour que le miracle ne se transforme pas en mirage, les Israéliens auraient tout intérêt à régler pacifiquement la question palestinienne.
(1) Israël est versé dans les groupes européens des compétitions sportives pour des raisons géopolitiques.
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