Irak: un autre type de fiasco
Un scénario à l’afghane n’est pas à l’ordre du jour à Bagdad. L’intervention américaine de 2003 n’en reste pas moins un échec. L’Irak est malade de son confessionnalisme, de la corruption, du terrorisme de Daech et de l’influence de ses milices chiites. Et les élections législatives du 10 octobre n’y changeront probablement rien.
Le contexte
Les Irakiens sont appelés aux urnes le dimanche 10 octobre pour élire les 329 membres du Conseil des représentants, la chambre basse du Parlement. Ils ne devraient pas s’y ruer en grand nombre. Le scrutin a été anticipé par le Premier ministre Mustafa al-Kadhimi en guise de réponse au mouvement de contestation de l’automne 2019 porté par la jeunesse chiite pour dénoncer la corruption, la dégradation des services publics et l’ingérence de l’Iran. Il fut sévèrement réprimé par le pouvoir à dominante chiite. Et les violences qui ont frappé ses acteurs et leurs soutiens, depuis lors, n’ont pas vraiment contribué à accroître la confiance de la population en la « démocratie » irakienne.
Entre le 1er octobre et le 31 décembre 2019, 639 Irakiens sont tués, quelque 25 000 blessés et 2 800 arrêtés dans la répression de manifestations pacifiques inédites. « Il s’agit, pour la première fois depuis 2003 (NDLR: année de la chute de Saddam Hussein), d’une base sociale chiite en révolte contre des élites dirigeantes chiites qui n’ont pas réussi à proposer une vie digne à la population chiite du Sud – territoire qui fournit […] 80% du pétrole irakien », rappelle Adel Bakawan, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri), dans son livre L’Irak, un siècle de faillite (1). L’avertissement aurait pu provoquer un électrochoc au sein de la classe politique, dominée par les chiites depuis l’intervention américaine de 2003 dans le cadre de la guerre, dévoyée, contre le terrorisme après les attentats du 11-Septembre. Or, la réponse aux manifestations de l’automne 2019 est restée principalement sécuritaire. Hormis la désignation d’un nouveau Premier ministre, le chiite pro-américain Mustafa al-Kadhimi en mai 2020, et l’anticipation des élections législatives à ce dimanche 10 octobre. Des concessions, vraiment?
Les organisations miliciennes ne sont pas à l’extérieur de l’Etat, au contraire, elles sont l’Etat. » Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS.
« La tenue d’élections est la seule réponse que trouvent des pouvoirs en perdition, tel que celui de l’Irak, comme voie de légitimation d’un système rejeté au-delà des gouvernements successifs par une majorité écrasante de la population », analyse Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS et grand spécialiste de l’Irak. Rien ne peut changer à partir de l’intérieur de ce système politique. On le voit en Irak mais aussi en Libye et au Liban. Le problème est plus global, lié au système en vigueur et pas à une majorité gouvernementale. » Du reste, la protestation de 2019 n’a débouché sur aucune traduction politique tangible. Aucun parti ne la portera lors du scrutin du 10 octobre. Ce sont les formations traditionnelles qui se présenteront au suffrage des électeurs. Bref, le système a fait faillite, comme le souligne Pierre-Jean Luizard. Mais les dirigeants politiques et religieux irakiens continuent de s’y accrocher.
Partis confessionnels
Ce système, c’est celui imposé par les Américains à la chute du dictateur sunnite, Saddam Hussein. Il est fondé sur une répartition des postes sur une base confessionnelle et ethnique: 50% d’entre eux, dont celui de Premier ministre, aux chiites, 25%, dont celui de président de l’Assemblée nationale, aux sunnites, et 20% aux Kurdes, qui héritent de la fonction, essentiellement honorifique, de président ; les 5% restants étant réservés aux minorités. Rompant avec la domination des sunnites et la relégation des chiites et des Kurdes imposées par Saddam Hussein, il est censé respecter la hiérarchie des communautés au sein de la population. Mais il entraîne des effets pervers. « La classe politique irakienne est tombée dans le piège du confessionnalisme, souligne Pierre-Jean Luizard. Les partis politiques stricto sensu ont quasi disparu au bénéfice de formations confessionnelles. Ce système anéantit tout espace public et toute citoyenneté commune. La classe politique tente de reprendre à son compte les revendications de la population, exprimées lors des mobilisations des années précédentes. Mais au lieu d’y répondre, elle se réfugie derrière le résultat d’élections biaisées par réflexe de peur face aux réactions éventuelles de la communauté à laquelle elle appartient. »
« Cette défiance intérieure n’a pas été assez prise en compte par les spécialistes de l’Irak en tant que principe déterminant », observe Adel Bakawan dans L’Irak, un siècle de faillite. Elle s’explique par l’histoire du pays: la confiscation du pouvoir par la minorité sunnite conjuguée à une éradication des élites kurdes et chiites de 1921 à 2003, et puis, à l’inverse, à partir de la chute de Saddam Hussein, la domination quasi sans partage de la majorité chiite et la « désunnification » de parties du pays. Ainsi, la province de Diyala, à l’est de Bagdad jusqu’à la frontière avec l’Iran, est-elle aujourd’hui peuplée par 70% de chiites alors qu’elle l’était, dans la même proportion, par les sunnites avant 2003…
La « milicisation » de l’état
L’arbitraire du pouvoir chiite est, qui plus est, conforté désormais par le poids pris par les milices, en particulier celles inféodées à l’Iran. Court retour en arrière. Quand, en 2014, le groupe djihadiste sunnite Daech s’empare de Mossoul et instaure son califat sur l’est de la Syrie et l’ouest de l’Irak, consacrant l’effondrement de l’armée irakienne, Bagdad ne trouve pas d’autre solution pour laver cet affront que de faire appel aux milices armées chiites qui sévissent dans le sud. Elles participeront donc, aux côtés des combattants kurdes et de la force aérienne internationale, à la reconquête du territoire national et en tireront les dividendes. Au point qu’Adel Bakawan en conclut dans son livre que « les organisations miliciennes ne sont pas à l’extérieur de l’Etat, au contraire, elles sont l’Etat ».
Etats-Unis et Iran sont pieds et poings liés. Ils n’ont pas intérêt à faire de l’Irak un terrain de guerre par communautés irakiennes interposées.
« Le drame que vit aujourd’hui la population irakienne est d’être confrontée à un système qui n’est pas réformable, décrypte Pierre-Jean Luizard. On a bien vu le désespoir des manifestants de 2019 qui ne trouvaient pas de figure susceptible de sortir le pays de l’ornière dans laquelle il se trouve. Aucune personnalité politique n’est aujourd’hui capable de représenter les mouvements issus de la société civile. Les prétentions de Moqtada al-Sadr (NDLR: dirigeant « nationaliste » chiite) de parrainer politiquement ce mouvement ont tourné court parce que les enjeux confessionnels face aux sunnites et aux Kurdes ont prévalu. Le rapport de force installé entre les chiites pro-iraniens et les chiites plus indépendants de Téhéran est un autre piège dans lequel les Irakiens sont enfermés et duquel ils auront beaucoup de mal à s’extraire, et en tout cas pas par le biais d’élections qui ne font que répéter les scénarios antécédents. Il faudrait qu’une voix indépendante s’élève pour remettre en cause la Constitution de 2005 qui légitime le confessionnalisme politique et pour solliciter un nouveau scrutin non plus sur des bases confessionnelles mais tout simplement sur les raisons du vivre-ensemble en Irak: qu’ont encore en commun les Kurdes, les sunnites, les chiites? Sans quoi, la revendication des élus sunnites de créer une région autonome à l’image du Kurdistan mènera à une partition inavouée de l’Irak sur une base communautaire. »
Une cogestion américano-iranienne
La prise de pouvoir par les talibans à Kaboul, concomitante du retrait des troupes américaines et étrangères, a conduit ces dernières semaines à s’interroger sur la solidité de l’Etat irakien. Le contexte est très différent de celui qui prévalait en Afghanistan. L’essentiel des forces extérieures a déjà quitté le pays. Les dernières troupes de combat américaines seront parties le 31 décembre 2021. Mais Washington maintiendra une présence de quelque 2 500 hommes. Surtout, le groupe djihadiste Daech a été affaibli par la guerre et la reconquête territoriale menées par la coalition internationale, les peshmergas kurdes et les milices chiites, même s’il continue à représenter une menace par une série d’attaques terroristes. Enfin, le pouvoir en Irak est dominé par les chiites depuis l’intervention américaine de 2003 et on a vu avec quelle mainmise ils l’exerçaient. « En réalité, ce qui maintient encore l’Etat irakien désormais chiite, ce ne sont certainement pas ses infrastructures, ses bases solides et son projet de société – qui n’ont jamais existé -, mais cette cogestion américano-chiite (sans oublier l’engagement massif de la République islamique d’Iran) en place depuis la chute du régime de Saddam Hussein. […] Une remise en cause de cette cogestion mettrait probablement fin à l’existence de cet Etat », souligne Adel Bakawan dans son ouvrage.
Pierre-Jean Luizard va plus loin en étendant la responsabilité de l’avenir de l’Irak aux Etats-Unis et à l’Iran. « Ces deux parrains sont pieds et poings liés. Ils dépendent l’un de l’autre. Ils n’ont pas intérêt à faire de l’Irak un terrain de guerre par communautés irakiennes interposées, tout simplement parce que cela signifierait un scénario à l’afghane, avec l’effondrement des institutions », avance le directeur de recherche au CNRS, à Paris. Les ennemis états-unien et iranien ensemble au chevet de l’Irak, c’est dire la précarité de l’ avenir du pays.
Israël, le sujet qui hérisse
L’Irak est l’épicentre de l’opposition entre le monde arabe majoritairement sunnite et l’Iran perse, majoritairement chiite. L’inquiétude ancienne des puissances arabes à l’égard des ambitions iraniennes de développement d’une industrie nucléaire à des fins militaires a provoqué, en 2020, un rapprochement inattendu entre des monarchies sunnites, les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et Israël à travers les accords de normalisation diplomatique, dits d’ Abraham. Le 24 septembre dernier, des dignitaires irakiens sunnites et chiites ont lancé, à l’issue d’une réunion organisée à Erbil, au Kurdistan, un appel au gouvernement fédéral irakien pour qu’il rejoigne ces accords d’ Abraham. Un « torchon rouge » pour les chiites irakiens pro-iraniens, sachant que, de surcroît, le gouvernement régional du Kurdistan entretient des relations de longue date avec Israël.
Pour Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, « on peut se demander pourquoi les dirigeants kurdes ont accepté la tenue de cette réunion d’Erbil réclamant la normalisation des relations avec Israël, sachant que c’est une véritable déclaration de guerre au camp pro-iranien, et comment un think tank new-yorkais (NDLR: le Center for Peace Communications) a pu l’organiser avec un risque majeur de précipiter l’effondrement des institutions irakiennes, ce qui n’est dans l’intérêt ni de l’Iran ni des Etats-Unis ». Depuis, le Conseil suprême judiciaire irakien a lancé des mandats d’arrêt contre des participants à cette conférence et le principal leader tribal sunnite à avoir approuvé l’appel, le cheikh Wissam al-Hardan, s’est rétracté et a affirmé avoir été dupé par l’organisateur américain. Abraham attendra.
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