Irak: à Mossoul, reconstruire pour revivre (reportage)
L’Unesco réhabilite deux lieux de culte endommagés pendant l’occupation par l’Etat islamique, l’église Notre-Dame de l’Heure, que les djihadistes avaient transformée en tribunal, et la mosquée al-Nouri, où Abou Bakr al-Baghdadi a annoncé la création du califat, en 2014. Deux reconstructions attendues comme une renaissance par la population.
Depuis les bords du Tigre, la vue sur la partie ouest de Mossoul est saisissante. C’est ici, dans la vieille ville, que s’est déroulé, à partir d’octobre 2006, un des épisodes militaires les plus sanglants de ce siècle. Pendant neuf mois, l’armée irakienne avancera péniblement, rue par rue, afin de déloger les combattants de l’Etat islamique qui s’y étaient retranchés. Une tâche qui n’avait rien de simple: les djihadistes venaient d’envoyer des milliers de civils vers les lignes de front, pendant haut et court sur la place publique celles et ceux qui tentaient de fuir. De cette période sombre, il reste les témoignages de survivants, des chiffres – 600 000 déplacés rien que sur cette seule rive ouest -, des images insoutenables, et une immense blessure collective.
Cela a été une déchirure. Sans le minaret penché de la mosquée al-Nouri, Mossoul n’était définitivement plus la même.
Alors, une fois le pont qui enjambe le fleuve traversé, le poids de l’histoire envahit le visiteur. Quatre années de paix n’ont pas suffi à redonner au vieux Mossoul son visage passé, tant s’en faut. Partout, des bâtiments éventrés vomissent des tonnes de gravats, dans lesquels viennent parfois se greffer une chaussure, un jouet, une photo. Si le long des grands axes le commerce a repris ses droits, la majorité des habitations, elles, sont toujours ouvertes aux quatre vents. Inévitablement, les regards se tournent vers l’église Notre-Dame de l’Heure et vers la mosquée al-Nouri. Elles sont là, au milieu de ce champ de ruines, ravagées, meurtries, mais encore debout. « Un cadeau de Dieu », répond Bachar en montrant le ciel avec son index. Ce quadragénaire mossouliote se souvient avoir vu débarquer les djihadistes chez lui un matin de 2014, lui intimant de quitter son domicile avec sa famille « avant midi ».
Prestige et orgueil
Alors que la reconstruction s’effectue sur le temps long, l’église et la mosquée sont en train d’être réhabilitées sous la direction de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Et si l’idée de remettre debout des lieux saints avant le reste du quartier pourrait paraître, en certaines circonstances, inadéquate, cette démarche semble faire ici l’unanimité. « Nous en avons besoin, et vite. C’est important pour tout le monde », clame un commerçant, à quelques mètres de l’entrée de l’église. Et pour cause. Le prestige de Mossoul, ville carrefour au croisement des mondes arabe, kurde, perse et turc, s’est aussi en partie bâti autour de ces deux édifices autant voisins que singuliers. Car dans la deuxième ville d’Irak – 1,6 million d’habitants – chrétiens, musulmans et même yézidis ont, jusqu’au début des années 2000, vécu ensemble, dans des quartiers mixtes. Plus qu’une fierté, un orgueil.
A l’angle des deux axes majeurs de la vieille ville se dresse l’église Notre-Dame de l’Heure. Construite entre 1856 et 1873 par des chrétiens et des musulmans mossouliotes sous l’impulsion des frères dominicains, elle se trouve à un endroit stratégique, au centre des regards et de la vie de la cité. Omar al-Taweel, ingénieur et coordinateur de projet pour l’Unesco, détaille: « Tout le monde connaît cette église, elle a donné son nom au quartier. On l’appelle al-Saa’a (NDLR: l’heure en arabe) ou Notre-Dame de l’Heure, car les Français y ont apporté, en 1882, ce qui sera la première horloge de Mésopotamie, un cadeau de l’impératrice Eugénie, l’épouse de Napoléon III. »
Mais la longue histoire du lieu ne s’arrête pas là: il a abrité la première école de filles de la région, et de nombreuses institutrices y ont été formées. « Les frères dominicains manquaient de livres. Ils ont fait venir par chameau et par bateau tout le nécessaire pour les imprimer ici. C’est ainsi que la première imprimerie de Mésopotamie a vu le jour. C’est en ces murs qu’ont été imprimés la première Bible en arabe, la première grammaire kurde, et puis tout un tas de manuels », rapporte le prêtre dominicain Olivier Poquillon. Ce dernier, qui a habité les lieux bien avant l’occupation par l’Etat islamique, est en charge de la supervision des travaux.
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« Un lieu de mort »
Le chantier n’a débuté qu’en septembre 2020, après un processus de sécurisation mené par l’armée irakienne. « J’ai été choqué et très peiné la première fois où j’ai pu pénétrer à nouveau ici. Les vitraux, les horloges et une partie de l’édifice avaient été détruits. Nous avons déblayé près de 1 530 tonnes de gravats. Cela en dit long sur la période très sombre que Notre-Dame de l’Heure venait de subir », poursuit Omar al-Taweel.
La restauration de la mosquée al-Nouri et de l’église Notre-Dame de l’Heure s’inclut dans un vaste programme intitulé « Reconstruire l’âme de Mossoul ».
Les membres de l’équipe rapportent qu’à leur entrée sur le site, des camions piégés stationnaient encore dans la cour ; des gilets pare-balles, des armes, et des manuels d’instruction jonchaient également le sol de Notre-Dame de l’Heure, laissant imaginer que le lieu avait servi à la formation de combattants. Les témoignages concordent: de nombreux Mossouliotes affirment qu’un tribunal avait été installé au coeur même de l’église. A leur entrée, les équipes de l’Unesco ont enlevé des cordes accrochées aux fenêtres, ce qui laisse imaginer que le pire s’est produit en ces murs. « Pour ma part, je ne souhaite pas trop me pencher sur cette période: ils ont fait d’un lieu de vie et de paix un lieu de mort. Notre mission et notre objectif, c’est d’en refaire un carrefour de rencontre« , espère le frère Olivier Poquillon. « Si l’église a été sauvée, c’est uniquement parce qu’ils utilisaient ce lieu pour leurs oeuvres macabres », ajoute Omar al-Taweel.
Depuis, les travaux ont bien avancé: Notre-Dame de l’Heure est en train de retrouver de sa superbe, et la paix et la sérénité s’en dégagent à nouveau. A l’extérieur de l’enceinte, la population est enthousiaste. Hazem, 40 ans, témoigne: « Les meilleurs amis de mon père étaient chrétiens. Ils travaillaient, commerçaient, vivaient ensemble. Je suis musulman et je peux vous dire que la reconstruction de al-Saa’a compte autant pour nous que si cela avait été une mosquée. » Depuis le sommet de l’édifice, Omar al-Taweel pointe du doigt un dôme vert, tenant tant bien que mal debout au milieu de bâtiments effondrés. « La mosquée al-Nouri. Ces deux lieux sont liés. Ils se font face, comme s’ils se parlaient », commente le jeune homme. Ce dernier semble autant ému que fier de participer à ce projet: sa famille, mossouliote pur jus, avait oeuvré à la construction des remparts de la ville durant l’Empire ottoman.
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Édifice dynamité
A quelques centaines de mètres, le portail qui protège l’entrée de la mosquée al-Nouri s’ouvre enfin. Omar Taqa, 30 ans, nous accueille tout sourire. L’édifice est bien plus endommagé que sa consoeur Notre-Dame de l’Heure. Lors de la reprise de la ville par l’armée irakienne, les djihadistes l’ont purement et simplement dynamitée. « Un officier nous a confié que ses troupes ne se trouvaient qu’à une centaine de mètres quand les djihadistes l’ont fait sauter. Certainement parce qu’ils ne voulaient pas abandonner ce lieu si symbolique pour eux », estime Omar Taqa. Ce dernier se souvient encore de ce moment particulièrement difficile. Lorsque la nouvelle de l’explosion est tombée, il s’est précipité dans une rue proche de son domicile, d’où il bénéficiait d’une vue imprenable sur la vieille ville. « Cela a été une déchirure. Sans ce minaret penché, Mossoul n’était définitivement plus la même« , rapporte-t-il.
Pour Daech, ce fut la politique de la terre brûlée. C’est dans cette mosquée que, le 5 juillet 2014, le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi apparaissait publiquement pour la première fois. Les images de propagande faisaient le tour du monde. Ce lieu saint devenait alors, dans l’imaginaire collectif planétaire, le sanctuaire de la terreur. Une scène d’autant plus insupportable que la mosquée al-Nouri est également remplie d’histoire: elle tient son nom de Noureddine al-Zinki, qui ordonna sa construction en 1172. Détruite puis reconstruite en 1942, elle occupe une place de choix dans le coeur des habitants, qui l’appellent affectueusement al-Hadba – la bossue, en arabe -, en référence à son minaret penché, un peu à la manière de la tour de Pise.
5 600 tonnes de gravats
A leur entrée en février 2019, Omar Taqa et ses collègues ont trouvé un site en ruine. « Tout était à l’envers, l’extension de la mosquée était à terre, le minaret également. Nous avons extrait 5 600 tonnes de gravats, ainsi que onze IED (NDLR: engins explosifs improvisés) qui n’avaient pas explosé. Ils voulaient faire sauter l’ensemble du site, mais ils n’ont pas réussi, ce qui nous a permis de sauver une partie de la salle de prière », se réjouit le trentenaire. Derrière un pilier en rénovation, il indique l’endroit où al-Baghdadi avait tenu son discours, et explique qu’à la différence de Notre-Dame de l’Heure, le site n’a pas servi de base militaire pour les djihadistes.
Là aussi, les travaux avancent à grands pas et devraient s’achever fin 2023. Les escaliers du minaret sont déjà sécurisés, une véritable victoire pour les équipes de réhabilitation qui signalent avec fierté leur spécificité: « Il y a deux escaliers, celui qui monte ne peut pas voir celui qui descend », précise un ouvrier. Le minaret d’al-Nouri atteindra quant à lui à nouveau 55 mètres de hauteur. « Une grande joie pour les musulmans, mais également pour les chrétiens et les yézidis, car c’est un monument majeur de la ville qui appartenait à tous ses habitants, quelle que soit leur confession », affirme Omar Taqa.
Financée à hauteur de cent millions de dollars – dont la moitié par les Emirats arabes unis -, la restauration d’al-Nouri, de Notre-Dame de l’Heure et également de l’église al-Tahira s’inclut dans un vaste programme intitulé « Reconstruire l’âme de Mossoul », qui prévoit, en outre, la construction de maisons patrimoniales de style ottoman. Un projet vecteur d’emploi impliquant les habitants de la ville. D’ailleurs, l’Unesco n’a pas lésiné sur les consultations, puisque l’avis de milliers de personnes a été récolté dans le cadre de ces reconstructions: des Mossouliotes toujours sur place, mais aussi des déplacés et des réfugiés. « Nonante-cinq pour cent des individus interrogés ont demandé à ce que le minaret d’al-Nouri soit reconstruit à l’identique, légèrement incliné », précise Omar Taqa.
Symbole du vivre-ensemble
Des lieux qui comptent et qui ont toujours compté pour tous, puisque, comme le rappelle Olivier Poquillon, « Notre-Dame de l’Heure, qui se trouve dans l’axe du vieux pont qui relie les deux rives du Tigre, aurait été détruite si de vieilles familles musulmanes de Mossoul ne s’étaient pas battues pour qu’elle reste à cette place ». C’est un symbole du vivre-ensemble qui se perpétue pour Omar Al-Taweel: « Il y a des chrétiens et des musulmans qui travaillent main dans la main. C’est aussi un message de paix pour le monde: « Les Mossouliotes reconstruisent leur ville »« .
La nuit est tombée sur l’Irak. La peur qui saisissait les habitants entre 2014 et 2017, et plus largement depuis le début des années 2000, semble avoir disparu. Ici, les rues sont calmes et les habitants disent qu’on y vit désormais « plus en sécurité que dans n’importe quelle autre ville d’Irak ». L’espoir renaît à Mossoul.
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