Intouchables, les Gafam?
Peut-on réguler les Big Five alors qu’elles sont au sommet de leur puissance et affichent une richesse insolente? Réponse avec un spécialiste de l’économie numérique.
C’est un signe. Parmi les dix hommes les plus riches de la planète recensés par le magazine Forbes, figurent cinq représentants des Gafam, les ogres du marché numérique qu’on ne présente plus. Ces cinq multi- milliardaires sont Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook/Meta), Bill Gates (Microsoft), Larry Page (Google) et Sergey Brin (Google). Tous ne dirigent plus la société qu’ils ont fondée mais en tirent toujours les bénéfices. Jusqu’il y a peu, on trouvait aussi Steve Ballmer (Microsoft) dans ce top 10. Seul Tim Cook, à la tête d’ Apple depuis dix ans, se situe très loin dans le classement, mais il n’est devenu milliardaire qu’en août 2020.
La régulation des Gafam ne sera sans doute vraiment efficace qu’à la condition qu’on démantèle ces entreprises géantes. » Nicolas van Zeebroeck (ULB).
Plus significatif, la valorisation des Gafam a atteint des sommets ces deux dernières années, Apple ayant même franchi brièvement, au tout début de 2022, le palier historique de trois mille milliards de dollars, triplant ainsi sa valeur boursière en deux ans. Aucune entreprise au monde n’avait encore atteint ce zénith. La société de Cupertino a, depuis, perdu 400 milliards de capitalisation. Les « Five » ont vu leur cours exploser ces cinq dernières années, devenant des valeurs refuges de choix pour les investisseurs, surtout depuis la Covid, même si elles ont subi de sévères corrections boursières ces dernières semaines. La crise sanitaire, les Gafam ne connaissent pas! En 2021, leur chiffre d’affaires global a dépassé les mille milliards de dollars, soit plus de deux fois le PIB de la Belgique. Et leurs bénéfices s’élevaient, pour toutes les cinq, à plus de 150 milliards.
Une emplette de 68 milliards
« Ce sont surtout ces profits qui sont préoccupants et qui montrent la puissance financière des Gafam, commente Nicolas van Zeebroeck, professeur à la Solvay Brussels School (ULB), spécialisé en économie et stratégie numériques. Avec de telles marges de profit, ces Big Five sont assises sur des réserves de trésorerie immenses, ce qui leur permet de faire leurs emplettes en mettant sur la table, sans aucune difficulté, soixante-huit milliards de dollars, comme vient de le montrer Microsoft en rachetant Activision, le premier éditeur mondial de jeux vidéo, créateur de Call of Duty. » Une note réglée intégralement en cash, sans échange d’actions.
La pandémie fut un cyclotron pour l’économie de la technologie. On estime les dépenses dans ce secteur à 5% du PIB mondial. Or, dans ce gros gâteau, les Gafam se taillent la part du lion, et de loin. Il y a là un problème évident de monopole. « Mais aussi de monopsone, ajoute Nicolas van Zeebroeck. Le mono-psone est un marché sur lequel vous êtes le seul acheteur potentiel. Il n’y a pas grand monde qui peut se permettre de s’offrir une boîte à soixante-huit milliards de dollars. Cette mainmise sur les ressources est aussi problématique que le monopole. » En outre, ces géants sont versatiles. « Ils sautent d’un marché à l’autre avec une aisance déconcertante, en dépassant leur propre domaine industriel, constate le professeur. Depuis quelques années, ils s’attaquent à des domaines aussi variés que les systèmes de paiement, la santé, l’ assurance, l’énergie… Cela démontre à quel point ces cinq géants sont intrinsèquement forts. »
La fin du Far West
Peut-on dès lors les mettre au pas ou, à tout le moins, les freiner? L’Union européenne affiche sa volonté d’y parvenir. Le Parlement des Vingt-Sept vient d’adopter, le 20 janvier, un premier train de mesures qui seront d’application l’an prochain. Il s’agit du « Digital Services Act » (DSA). Son objectif est de mettre fin au Far West de l’Internet en obligeant les grandes plateformes en ligne à s’attaquer aux contenus illicites (messages haineux, fake news…), notamment en prévoyant les moyens nécessaires à la modération de ce qui s’échange sur leurs sites. Ces plateformes devront aussi lutter contre la fraude et la vente de produits illégaux comme les contrefaçons.
L’Union n’y va pas de main morte sur les sanctions qui sont prévues pour forcer les géants du Web à se plier à ces nouvelles règles. Cela pourrait aller jusqu’à des amendes représentant 6% de leur chiffre d’affaires, voire une interdiction d’opérer sur le continent européen. En outre, c’est la Commission européenne qui aura directement le pouvoir d’agiter le martinet. Cette directive sur le contenu sera bientôt complétée par sa jumelle, le DMA ou « Digital Markets Act », qui visera à réprimer les pratiques anticoncurrentielles des géants numériques comme les Gafam. Ici, les amendes pourront atteindre 10% du chiffre d’affaires.
L’intense lobbying des Big Tech du Net n’aura visiblement pas réussi à beaucoup adoucir le législateur européen. L ‘été dernier, l’ONG Corporate Europe Observatory a révélé que ces entreprises avaient engagé 1 500 lobbyistes et dépensaient près de cent millions d’euros par an pour tenter d’influencer les décideurs de Bruxelles, un tiers de ce montant provenant des seules Gafam. Les nouveaux textes européens, qui succèdent à la directive vieillotte d’il y a plus de vingt ans sur le commerce électronique, effraient-elles à ce point ces colosses?
« Je ne crois pas que de telles mesures les terrorisent, mais elles ne sont pas anecdotiques non plus, commente le Pr. van Zeebroeck. L’Union européenne se montre pionnière, comme elle l’a été pour le RGPD (NDLR: Règlement général sur la protection des données), et sa législation fera office de jurisprudence. Quand une dynamique de régulation s’installe, on ne sait pas où cela s’arrêtera. Les Etats-Unis, où plusieurs plaintes antitrust visent les Gafam, veulent aussi les réguler. Washington pourrait s’inspirer des projets européens. »
Effet de réseau
Le problème du DSA et du DMA est que leur efficacité dépendra aussi des initiatives concurrentes des Gafam qui émergeront ces prochaines années, car la position extrêmement confortable de celles-ci les rend quasi intouchables. En effet, on les critique mais on continue à les utiliser massivement. Il est très difficile de sortir de leur écosystème addictif. Vitupérer contre le site de Jeff Bezos est facile, bannir Amazon pour ses commandes en ligne l’est moins. La ligne de défense des Five se résume d’ailleurs souvent à souligner que si elles attirent autant d’internautes, c’est parce que leurs produits sont les meilleurs. On ne peut leur donner tort, mais il faut nuancer: les Gafam profitent de ce qu’on appelle « l’effet de réseau ».
Décodage: la valeur d’un produit ou d’un service aux yeux des consommateurs augmente en fonction de l’évolution de son utilisation. Comme l’explique Reid Hoffman (cofondateur de LinkedIn), dans le dernier numéro du magazine Le Point, pour un réseau social, « chaque utilisateur supplémentaire rend le réseau un peu plus précieux pour les autres utilisateurs » et augmente ainsi sa valeur. Autre illustration parlante: la valeur d’une invention comme le téléphone est liée à la masse de ses utilisateurs. Idem pour un site de vente en ligne ou pour un moteur de recherche sur le Web. « Les modèles des plateformes que sont les Gafam carburent à ces économies d’échelle permises par l’effet de réseau, observe Nicolas van Zeebroeck. Ces sociétés colossales ont installé un système très captif avec, autour d’elles, une espèce de trou noir qui engloutit tout. Il est donc compliqué de construire d’autres choses dans ce contexte. »
Réguler ou démanteler
Sauf en envisageant ce à quoi les Américains – surtout depuis que les démocrates sont au pouvoir – réfléchissent de plus en plus: le démantèlement des Gafam, soit la séparation de leurs diverses activités en plusieurs entreprises distinctes. Depuis plus de deux ans, la Federal Trade Commission (FTC), l’agence fédérale américaine indépendante qui traite de la consommation et de la concurrence, a lancé plusieurs enquêtes sur des opérations de rachat réalisées par les Big Five – dont l’acquisition, en 2012, d’Instagram, puis, en 2014, de WhatsApp par Facebook – qu’elle soupçonne avoir été conçues pour éliminer des concurrents. De son côté, Google est ciblée pour sa position de monopole dans la recherche en ligne, notamment en étant le moteur de recherche par défaut des navigateurs Web. En octobre 2020, dans un rapport fouillé et sévère sur les Gafam, la commission antitrust de la chambre des représentants a suggéré, sans ambages, leur démantèlement. En juin dernier, six propositions de loi, dont la plus ambitieuse est appelée break-up bill (loi démantèlement), ont été déposées.
Contrairement à la régulation, cette solution effraie les Big Tech. « La régulation ne sera sans doute vraiment efficace qu’à la condition qu’on démantèle ces entreprises géantes, affirme Nicolas van Zeebroeck. Si on dénombre peu de précédents aux Etats-Unis, il y en a tout de même eu quelques-uns, comme avec le leader des télécoms AT&T dans les années 1980. » Toutefois, le processus est long et complexe. Il a fallu dix ans pour que le « splittage » d’AT&T soit effectif. Cela risque d’être encore bien plus ardu pour les Gafam.
A la fin des années 1990, Microsoft a déjà fait l’objet d’une procédure de démantèlement mais elle a échoué avec l’arrivée de George W. Bush à la Maison-Blanche en 2001. Dans le contexte politique actuel, il n’est pas du tout certain que les républicains, dont un certain nombre sont pourtant aussi agacés par la trop grande puissance des Gafam, appuient une majorité démocrate incertaine sur ces projets de scission. D’autant qu’un argument contre le démantèlement est que les Big Tech chinois (Alibaba, Xiaomi, Tencent…) seraient les premiers à en profiter.
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