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Interdiction de Tik Tok : pourquoi on parle de guerre froide numérique

L’application chinoise devra être désinstallée des téléphones des fonctionnaires canadiens, américains et européens. Cette interdiction de Tik Tok pose plusieurs questions sur les applications américaines, qui ne font l’objet d’aucune restriction, et sur la dépendance numérique de l’Europe. Analyse.

Tik Tok, réseau social de courtes vidéos dont la maison mère est ByteDance, une entreprise chinoise, est dorénavant banni des téléphones professionnels des commissaires européens. Cette interdiction viserait à protéger l’institution contre les cybermenaces ou attaques. Le Parlement européen a emboité le pas. Comme, bientôt, le gouvernement fédéral ? Le premier ministre, Alexander De Croo (Open VLD), a demandé une analyse de risque de Tik Tok et d’autres applications aux services de renseignement.

Les raisons de l’interdiction de Tik Tok

Le Cyber Command de la Défense, le général-major Michel Van Strythem, avait lui aussi mis en garde contre les risques de l’application mercredi. En termes de sécurité, plusieurs inconnues concernant Tik Tok inquiètent la Défense belge. Tout d’abord : l’absence de l’authentification à deux facteurs. Une mesure qui permet de sécuriser la connexion à un compte pour éviter les piratages. Pour Axel Legay (UCLouvain), professeur et chercheur en cybersécurité, « la question d’usurpation de compte est problématique. ». Mais d’autres GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ne proposent pas non plus cette connexion sécurisée, ils ne sont pas bannis pour autant.

Ensuite, la sécurité des données des utilisateurs et utilisatrices est contestée. «Les autorités chinoises ont reconnu elles-mêmes par le passé que des personnes en dehors de l’Europe pouvaient avoir accès aux données », ajoute le professeur de l’UCLouvain. La dernière préoccupation, c’est la loi : « Les entreprises chinoises ont l’obligation de collaborer avec la Chine. Aussi, nous ne pouvons pas facilement auditer le code de Tik Tok », explique Axel Legay. Impossible donc de détecter des backdoors, des portes d’entrées cachées par lesquelles l’Etat peut accéder aux données des utilisateurs.  

GAFA tes données

D’après Laurent Mathy, ingénieur en sécurité informatique et professeur à l’ULiège, « quand on installe un réseau social, que ce soit Tik Tok, Instagram ou Facebook, on leur donne accès à des informations personnelles sur le téléphone. Elles peuvent être notre adresse e-mail, notre numéro de téléphone, les réseaux wifi auxquels on se connecte, la liste de nos contacts téléphoniques, des informations de géolocalisation… Ce sont de bonnes bases pour déduire d’autres informations ». Ainsi, quand une plateforme demande votre liste de contacts pour retrouver vos amis dans ses comptes, elle récupère tous ces numéros et noms. C’est valable pour Tik Tok comme pour les plateformes du groupe Meta (Facebook, Instagram, Whatsapp). C’est une des raisons pour laquelle les fonctionnaires sont obligés de désinstaller l’application sur leurs téléphones professionnels, pour que l’application n’ait pas accès à ce genre de données.

Mais d’après Xavier Degraux, spécialiste des réseaux sociaux, une telle précaution n’empêche pas l’espionnage, cela dépend de ce qui fait l’objet de surveillance. « Si j’espionne vos déplacements, via votre téléphone, qu’il soit professionnel ou privé ne change rien ».

Un autre reproche addressé à Tik Tok : les risques d’addiction. Qui existent aussi sur les autres plateformes, mais qui sont exacerbés concernant le réseau social chinois. La raison, c’est que les Chinois n’ont pas la même version de l’application. En Chine, elle s’appelle Douyin et elle est beaucoup plus régulée. « Les contenus sont aussi divertissants mais ils sont plus éducatifs», explique Xavier Degraux. Avec son algorithme personnalisé très poussé, l’application retient particulièrement l’attention. Pour certains, ce serait un outil pour pousser du contenu de propagande chinoise ou à l’abrutissement des populations. Attention, toutefois, à ne pas tomber dans le complotisme. Pour l’expert des réseaux sociaux, « c’est une pensée qui arrive quand même dans les cercles politiques (occidentaux, NDLR).»

Interdiction de Tik Tok : un timing suspect

L’application de vidéos existe depuis 2017. Aux Etats-Unis, la question de l’interdiction de Tik Tok se pose depuis le début. En Europe, par contre, c’est un nouveau dossier. D’après Xavier Degraux, les autorités politiques ont des explication à donner sur cette interdiction : « S’il est prouvé que Tik Tok active le micro de votre téléphone, qu’il active la caméra de votre smartphone, alors il faut agir et le communiquer à la population. Il se murmure en coulisses que les États membres européens vont également interdire Tik Tok à leurs fonctionnaires. La Belgique devrait le faire dans les deux semaines qui arrivent, mais on ne nous explique toujours pas le pourquoi. Je trouve que ça pose problème. ».  

Pour l’expert, le timing pose aussi question : pourquoi interdire Tik Tok maintenant alors qu’un règlement européen important approche à grands pas : le Digital Service Act (DSA) ? « Il entrera en application l’été prochain et est destiné à réguler les géants de la tech », explique Xavier Degraux. « Soit la Commission et le Parlement européen ont connaissance de nouveaux éléments d’enquête qui justifieraient que la menace soit immédiate et importante. L’autre cas de figure serait que Tiktok est utilisé pour une négociation géopolitique avec la Chine », ajoute-il.

Un contexte de tensions

Toutes les craintes vis-à-vis de l’aspiration des données peuvent être addressées aux autres géants du numérique. Alors pourquoi interdire Tik Tok plutôt qu’une autre plateforme ? D’après Axel Legay (UCLouvain), « il n’y a pas de GAFA parfait sur lequel il ne plane aucun doute. La différence, ici, c’est que la situation géopolitique est tendue. On connait les velléités d’espionnage de la Chine. ».

L’interdiction de Tik Tok par les différentes institutions rentre donc dans un contexte bien plus large. Pékin est accusé par Washington de déployer des ballons espions dans les airs américains. S’ajoutent à ces craintes les tensions autour du rôle de la Chine dans la guerre en Ukraine.

La rivalité économique entre également dans l’équation : Tik Tok, avec son expansion majeure, récupère des parts de marchés aux applications américaines. Les USA ont donc intérêt à rediriger la population américaine vers leurs propres applications. Instagram (Meta) propose des Reels, et Youtube (Google) a ses Shorts : deux formats comparables aux vidéos proposées sur Tik Tok. Pour Xavier Degraux, expert des réseaux sociaux, il y a aussi un enjeu électoral : « Joe Biden va s’en servir dans sa campagne électorale pour favoriser l’économie américaine d’une part, et pour diaboliser la Chine d’autre part. Surtout si la Chine ne prend plus position en faveur des Occidentaux, notamment dans le conflit ukrainien. »

Pas de concurrence européenne

« Le didon de la farce, dans tout cela, c’est l’Europe qui peut tenter de réguler des plateformes mais qui, malheureusement, n’a rien à proposer de son côté », déplore Axel Legay. En effet, en Europe, aucune plateforme ne fait le poids face aux applications américaines du groupe Meta (Facebook, Instagram…) ou Tik Tok. Le seul réseau social européen qui pèse un peu à l’international, c’est BeReal, une application française de partage de photos instantanées. Elle est encore bien loin de rivaliser avec les géants américains et chinois.

Le manque de plateforme européenne majeure pose problème dans le cas d’une interdiction généralisée de Tik Tok. Dans le digital, la législation dépend du territoire. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne pousse les négociations pour que les données de Tik Tok soient stockées sur le sol européen. En Europe, le Règlement général de protection des données (RGPD) devrait s’appliquer.

D’après Xavier Degraux, le spécialiste des réseaux sociaux, « la deuxième chose que veulent les autorités européennes, c’est d’avoir accès aux données qui transitent vers la Chine et connaître l’usage qui en est fait ». Mais sans plateforme concurrentielle qui pourrait peser dans les négociations, l’Europe est contrainte de légiférer pour essayer de réguler des applications qui ne se situent pas sur son territoire, sans aucune garantie de collaboration de la part des GAFA.

Zoé Leclercq

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