Inflation record de 95% en Argentine : « Imaginez le tollé que ça provoquerait en Belgique »
Alors que la Belgique a terminé l’année avec une inflation autour des 10%, l’Argentine a battu un record long de 30 ans. Les prix y ont augmenté de 95% au cours des douze derniers mois. Décryptage avec Bertrand Candelon et Sébastian Santander.
L’année 2022, un mélange de rêve et de cauchemar pour l’Argentine. Rêve, parce que Lionel Messi a enfin ajouté la pièce manquante à son palmarès, la Coupe du Monde. Cauchemar, parce que le pays a connu une inflation de 95%, chiffre qui n’avait plus été observé depuis 32 ans.
En 2021, le taux d’inflation se situait autour des 50% dans le pays d’Amérique latine. En 2022, il a donc presque doublé. L’économie argentine est au plus mal, et les solutions manquent. Rien que sur l’année écoulée, trois ministres de l’Economie se sont succédé.
Si les citoyens les plus fortunés ont pu se rendre à Doha pour soutenir leur équipe au Mondial, les problèmes se sont accumulés au pays pour les plus pauvres. Le prix des denrées du quotidien est devenu impayable. « Il faut bien se rendre compte que, sur trois ans, le prix du lait a augmenté de 300%, et celui du sucre de 500% », note Sebastian Santander, professeur en relations internationales à l’Université de Liège.
Sur place, les témoignages de la population recueillis par l’AFP font froid dans le dos. « Tu t’arrêtes devant les rayons, tu analyses les prix, comme si tu choisissais un bijou… J’ai réduit la boulangerie, c’est devenu n’importe quoi. Et j’ai quasiment arrêté le fromage râpé, presque 3 500 pesos (environ 17,50€) le kilo quand il n’atteignait pas 1 000 pesos (5 euros) il y a un an… », explique Julian Rattano, retraité, en faisant ses courses dans un quartier de Buenos Aires.
Cette réalité peut paraitre lointaine vue d’Europe occidentale. Pourtant, le Vieux continent est déjà passé par des crises inflationnistes. « Ça me fait penser à l’Allemagne de 1920 lors de l’hyperinflation de la république de Weimar », avance Bertrand Candelon, professeur en économie à l’UCLouvain et spécialiste des situations de crise. « A l’époque, les Allemands achetaient leur pain avec une brouette remplie de billets. Cet épisode de l’histoire est resté gravé dans la tête de la population allemande et explique leur peur de l’inflation encore aujourd’hui ».
En 2022, le taux d’inflation en Allemagne se situait sous la barre des 10%, tout comme celui de la zone euro. La Belgique se classait juste au-dessus de ce chiffre symbolique. Bertrand Candelon ironise : « Quand on voit les tensions en Belgique avec une inflation à 10%, je vous laisse imaginer le tollé que ça serait si on avait 95% d’inflation comme en Argentine. Cela donne une idée des tensions qui subsistent là-bas ».
En comparaison, les Etats-Unis (6,5%) et la Chine (1,8%) s’en sont mieux sortis. Quant à l’Argentine, elle n’est pas le plus mauvais élève de la classe. Sur le podium inflationniste, elle est dépassée par des pays comme le Venezuela (156%) et le Zimbabwe (244%).
« Et encore, relativise l’économiste, le Venezuela et le Zimbabwe ont déjà connu un taux d’inflation à quatre chiffres. Dans ces pays, votre salaire n’a pas la même valeur au matin qu’au soir… »
Comment expliquer cette inflation importante en Argentine ?
« Ce n’est pas un phénomène nouveau », précise d’emblée Sebastian Santander. « En 1989, le pays faisait face à une inflation de 3000%. Et depuis 10 ans, le pays fait face à une inflation à deux chiffres ».
L’Argentine s’est endettée au fil du temps, malgré les programmes d’aide du Fonds Monétaire International (FMI) auxquels elle a souscrit. « Aujourd’hui, le gouvernement d’Alberto Fernandez doit 45 milliards (!) d’euros à l’institution financière pour éponger sa dette », raconte le spécialiste de l’ULiège.
Cet argent vient d’un prêt contracté par le gouvernement précédent, de droite, qui était présidé par Mauricio Macri de 2015 à 2019. Pour rembourser le FMI, l’actuel gouvernement, de gauche, a mis en place des mesures protectionnistes : taxer les dépenses des citoyens argentins à l’étranger et favoriser la consommation locale en diminuant le prix de certains produits.
Le professeur spécialiste de l’Amérique latine détaille : « Le gouvernement a lancé un programme de contrôle des prix. Ainsi, le prix de 1 700 produits est gelé pendant plusieurs mois. Dans la même veine, les citoyens peuvent acheter une télé, tout en la payant en plusieurs fois. Evidemment, ça a pas mal marché pendant le Mondial ! ».
« Le pays se trouve dans une situation paradoxale »
A première vue, les mesures prises pour ralentir l’inflation semblent fonctionner. Les Argentins restent dans le pays pour les vacances, ils vont au cinéma, au théâtre. L’économie tourne à plein régime dans le pays, qui dispose d’un des meilleurs taux de croissance d’Amérique latine. Mais alors, pourquoi n’est-ce pas suffisant pour enrayer l’inflation galopante observée l’année dernière ?
« En fait, on observe un effet inverse à celui souhaité », explique Sebastian Santander. « Le pays se trouve dans une situation paradoxale. Il y a du travail, mais les salaires sont très modestes. On demande aux gens de consommer local pour relancer l’économie, mais les salaires sont insuffisants au regard de la hausse des prix ».
L’inflation, une équation à deux solutions
L’Argentine est dans une situation compliquée, un cercle vicieux où le serpent se mord la queue. Pour stopper ou ralentir ce phénomène d’augmentation du coût de la vie et sortir de la crise dans laquelle l’Argentine est engluée, Bertrand Candelon voit deux options. « La première serait de revenir aux fondamentaux de l’économie : pour réduire la dette, il faut diminuer la masse monétaire en circulation. Cela peut passer par une réduction, certes douloureuse, des salaires ». La seconde option, elle, a déjà fait ses preuves. « Il s’agit de changer le nom de leur devise, comme le Brésil l’a fait, ou alors carrément de changer de devise pour passer au dollar, comme en Equateur. L’enjeu est de retrouver une certaine crédibilité monétaire, car en ce moment le peso argentin ne vaut plus rien ».
Le gouvernement argentin, lui, espère contenir la bulle inflationniste en 2023. Alberto Fernandez et son équipe ont établi le budget de cette année sur base d’une inflation de retour à 60%.
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