Narendra Modi lors de l’inauguration, le 22 janvier 2024, du temple Ram d’Ayodhya, construit sur l’emplacement d’une mosquée, et devenu le symbole de l’hindouisme triomphant. © GETTY IMAGES

Elections en Inde: «On ne peut plus dire que c’est la plus grande démocratie au monde»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le nationalisme prohindou et les violations de l’Etat de droit développés par le Premier ministre sortant Narendra Modi ont abîmé la démocratie. Mais les élections entretiennent l’espoir d’un sursaut.

Quarante-quatre jours de vote, du 19 avril au 1er juin, un scrutin en sept phases pour désigner 543 députés (1), 970 millions d’électeurs sur 1,4 milliard d’habitants, un taux de participation qui, s’il s’aligne sur celui de 2019, frôlera les 70%: les chiffres rivalisent de gigantisme pour décrire la tenue des élections dans le pays le plus peuplé de la planète, l’Inde. A la lumière de cette énumération, le pays est volontiers décrit comme «la plus grande démocratie au monde». Mais mérite-t-il encore cet honneur après dix ans d’exercice du pouvoir par le Parti indien du peuple (Bharatiya Janata Party, BJP), formation nationaliste hindoue d’extrême droite, et par son chef charismatique mais autoritaire, Narendra Modi? Journaliste, ancien correspondant à Bombay de plusieurs médias, Guillaume Delacroix a écrit, avec Sophie Landrin, Dans la tête de Narendra Modi (2), une plongée au plus près des racines de l’idéologie du Premier ministre indien. Il a une petite idée sur l’état de la démocratie en Inde…

Narendra Modi a-t-il transformé l’Inde, Etat laïque, en un Etat ethnonationaliste?

Les observateurs ont de plus en plus de mal à définir ce qu’est en train de devenir l’Inde. On ne peut en tout cas plus dire que c’est la plus grande démocratie au monde. Narendra Modi va même plus loin en parlant de l’Inde comme «la mère des démocraties». Mais c’est malhonnête. Pourquoi? Des élections ont lieu. Des alternances peuvent s’opérer, comme on l’a vu récemment lors de scrutins régionaux. Plusieurs partis sont en lice. On pourrait donc parler de pratiques démocratiques. Mais la démocratie, ce n’est pas que cela. Ce n’est pas seulement les élections; c’est aussi l’Etat de droit, des contrepouvoirs, une justice et une presse indépendantes. Or, ces critères n’existent plus, ou presque plus. Depuis dix ans, Narendra Modi s’efforce de mettre à bas les piliers de la démocratie. Il a mis au pas les juges. Tous les grands médias ont été rachetés par des milliardaires proches du pouvoir.

Un exemplaire de machine électorale mise à la disposition des passants devant le siège de la Commission électorale pour se familiariser au vote. © BELGA IMAGE
«Depuis dix ans, Narendra Modi s’efforce de mettre à bas les piliers de la démocratie.»

Est-ce devenu une théocratie?

Le modèle développé par Narendra Modi se caractérise par un mélange organisé et systématique du religieux et du politique. La théocratie, c’est quand un clergé prend le pouvoir. Or, l’hindouisme n’a pas de clergé. Mais il est vrai que l’Inde tend vers un régime théocratique parce que le Premier ministre se prend pour un gourou, est entouré de «guides spirituels», met en scène le religieux dans la politique, comme il l’a fait lors de l’inauguration du temple d’Ayodhya, le 22 janvier dernier. Sous Modi, le politique sert le religieux, et le religieux sert le politique. Par conséquent, effectivement, l’Inde est en train de devenir une théocratie.

L’Inde est aussi devenue une ploutocratie. Des milliardaires ont fait la carrière politique de Narendra Modi et soutiennent aujourd’hui son régime. Le patronat a été mis au pas par Modi à coups de menaces sur le mode «si vous ne me soutenez pas, c’en sera fini des subventions, des exonérations fiscales…» Enfin, l’Inde est une autocratie. Tout est centré sur la personne de Modi. Il fait preuve d’autoritarisme, entretient un culte de la personnalité absolument démentiel, et concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Les ministres n’en ont aucun. Le Parlement, encore moins. Que ce soit pour démonétiser la roupie en 2016, unifier la TVA en 2017, confiner durement le pays au moment du Covid en 2020, Modi prend toutes les décisions seul. Il est aussi d’extrême droite. Il s’appuie sur une vision ethnique de son peuple. Selon lui, l’hindouisme est plus qu’une religion, c’est une culture multimillénaire, un art de vivre, une race…

Le ressentiment à l’égard des musulmans est-il le principal vecteur de cette politique hindouiste?

C’est le levier qu’utilise Narendra Modi pour unir les hindous derrière lui et remporter les élections. Pourquoi? Parce que les hindous représentent 80% de la population. Attention cependant, les musulmans sont une minorité mais ils représentent 14% de la population. Et en Inde, cela signifie quelque 200 millions de personnes. C’est énorme. L’Inde est le troisième pays musulman au monde, après l’Indonésie et le Pakistan. On ne peut pas considérer que c’est une portion congrue du peuple. Faire du musulman l’ennemi commun permet de jeter un voile sur tout ce qui peut diviser les hindous. Notamment le système des castes. Il y a des hautes et des basses castes. Si les basses castes savaient combien elles sont – en l’occurrence, elles sont extrêmement majoritaires dans le pays –, cela mettrait à mal le système brahmanique sur lequel s’appuient les amis de Narendra Modi et sa famille politique, c’est-à-dire un système né au nord de l’Inde qui considère que les brahmanes et les plus hautes castes doivent diriger le pays et exercer le pouvoir. C’est toute la subtilité de la présence de Narendra Modi au pouvoir. Lui n’est pas de ce milieu. Sa famille politique et sa formation, le Parti indien du peuple (BJP), l’ont propulsé à ce poste pour faire croire que les castes n’étaient pas un sujet. Mais c’est le vrai sujet. Depuis que Modi exerce le pouvoir, la majorité des ministres sont issus des hautes castes. Les grands chefs d’entreprise, les grands patrons de presse aussi. Pour eux, il faut maintenir ce système en place. Et pour le faire, on désigne un ennemi commun, le musulman.

«Plus d’un Indien sur deux a besoin des sacs de riz distribués par le gouvernement pour manger à sa faim…»

La focalisation sur la question identitaire sert-elle aussi à masquer le bilan économique de Narendra Modi?

Parler de la religion permet de ne pas évoquer le reste. La première fois qu’il est élu, en 2014, Narendra Modi l’est sur le thème de l’économie et du développement. Il a vendu sa politique au Gujarat, l’Etat qu’il dirigeait depuis un peu plus de dix ans, comme un modèle pouvant être dupliqué à l’échelon national: avantages fiscaux aux entreprises, accès à des terrains à bas prix pour y installer des usines et y créer des emplois. Sauf que cela n’a pas fonctionné. Depuis cinq ans, le gouvernement s’efforce de masquer les chiffres du chômage. Or, selon le Bureau international du travail et d’autres organisations indépendantes, il explose. La moitié des moins de 25 ans, y compris les diplômés, n’ont pas de travail. Un million de jeunes arrivent sur le marché du travail tous les mois. L’Etat et les entreprises ne fourniraient annuellement que trois à quatre millions d’emplois. Donc, huit à neuf millions de jeunes restent sur le carreau tous les ans. C’est l’échec majeur de Narendra Modi. L’autre échec, c’est la croissance économique qui n’est pas du tout à la hauteur de ce que Modi avait promis, une croissance à deux chiffres. Un dernier nombre donne une idée de la persistance de la pauvreté en Inde: au début de la pandémie de Covid en 2020, l’Etat a mis en œuvre un programme d’aide alimentaire, avec distribution de sacs de riz, de lentilles, pour les citoyens qui ne mangeaient pas à leur faim. Quelque 800 millions d’Indiens en bénéficiaient. Or, Narendra Modi vient de reconduire ce programme avec le même nombre de bénéficiaires… Plus d’un Indien sur deux a besoin des sacs de riz distribués par le gouvernement pour manger à sa faim…

Vous avez évoqué les pressions sur les juges et les journalistes. Les opposants ont-ils aussi eu à subir la répression du pouvoir?

Narendra Modi a tout fait pour empêcher l’opposition d’exercer ses droits. Cette année, cela a été un festival. Il a fait arrêter, le 21 mars, Arvind Kejriwal, le chef du Parti de l’homme ordinaire, qui était aussi depuis une dizaine d’années le chef du gouvernement de Delhi, la région-capitale, pour une affaire de corruption présumée sans qu’aucune preuve ne soit avancée contre lui. Le Parti du congrès, l’ennemi numéro un du BJP, a vu ses comptes bancaires gelés pendant la campagne électorale. Il a rencontré d’énormes problèmes pour financer les tracts, les affiches, les meetings… La répression est ouverte contre l’opposition politique. Et dans les régions, c’est pareil. Un autre chef de gouvernement issu de l’opposition a été arrêté dans l’Etat du Jharkhand. Règne en Inde un climat de peur. Les gens n’osent plus dire ce qu’ils pensent.

Rahul Gandhi, chef du Congrès, principal parti d’opposition à Narendra Modi. © BELGA IMAGE

Narendra Modi n’a-t-il pas réussi à restaurer le prestige de l’Inde à l’international?

C’est peut-être «le» grand succès de Modi. Jamais un Premier ministre indien n’avait autant voyagé. Il a voulu montrer qu’avec lui, l’Inde retrouvait la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter dans le concert des nations. Pour lui, le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde. En prenant dans ses bras tous les grands dirigeants de la planète, Narendra Modi renvoie en Inde l’image d’un dirigeant respecté dans le monde. Et il est vrai que si on demande aujourd’hui aux gens dans la rue, à Paris ou Bruxelles, qui est le Premier ministre indien, on a plus de chance d’avoir une bonne réponse qu’il y a dix ans, du temps de Manmohan Singh. Modi a redonné une visibilité phénoménale à l’Inde et il l’incarne personnellement.

«Sous Modi, le politique sert le religieux, et le religieux sert le politique.»

L’Occident est peu regardant sur la façon dont Narendra Modi gère son pays. Cela s’explique-t-il par l’attrait économique de l’Inde?

A la différence de la Chine de Xi Jinping ou de la Russie de Vladimir Poutine, l’Inde de Narendra Modi ne représente pas une menace pour les Européens ou les Américains. Autant, dès lors, s’en faire un ami, qui pourra être un contrepoids face à la Chine qui nous inquiète tellement. Ensuite, en se fiant à l’idée que «ce que fait Modi chez lui ne nous regarde pas puisque c’est un ami», on n’hésite pas à signer de gros contrats avec lui parce que son pays, désormais le plus peuplé au monde, représente un eldorado économique. Mais il s’agit encore d’un marché en devenir. La classe moyenne, moteur du développement d’un pays, ne représente que 5% de la population en Inde, contre 35% en Chine. Les Indiens ont des revenus extrêmement faibles et n’ont pas de grand pouvoir d’achat. Pour que le contexte change, cela risque de prendre encore beaucoup de temps.

(1) Les deux derniers, membres de la communauté anglo-indienne, sont désignés par le président.

(2) Dans la tête de Narendra Modi, par Sophie Landrin et Guillaume Delacroix, Actes Sud, 272 p.

© DR
Guillaume Delacroix, coauteur de Dans la tête de Narendra Modi. © DR

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