Il y a 50 ans, le coup d’Etat contre Allende : «Cela nous rappelle de rester mobilisés contre l’extrême droite» (entretien)
L’ancien candidat à la présidence française Olivier Besancenot explique l’importance de la transition vers le socialisme tentée par le président chilien.
Cinquante ans après le coup d’Etat qui renversa le président chilien Salvador Allende, que retenir de l’expérience qu’il mena de 1970 à 1973? Candidat de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) aux élections présidentielles françaises de 2002 et 2007, Olivier Besancenot publie, avec le sociologue Michael Löwy, Septembre rouge (1), un «docufiction qui, avec une dimension subjective assumée, rend hommage à ceux et celles qui se sont opposés au putsch et à la dictature». Bien que né un an après le renversement du président chilien, Olivier Besancenot raconte comment cet événement l’a marqué dans son engagement politique.
Je garde des exilés chiliens le souvenir de femmes et d’hommes d’une grande dignité.
L’opération à l’origine du coup d’Etat contre Salvador Allende a-t-elle été organisée par les milieux patronaux, l’opposition de droite et la CIA dès son élection en 1970?
Dès l’élection de Salvador Allende, une conspiration s’est mise en place entre certains cercles du patronat chilien, la Maison-Blanche et la CIA – les Etats-Unis ne s’en cachent plus vraiment aujourd’hui – avec un apport financier, technique et stratégique. Différents scénarios étaient envisagés pour faire tomber le président chilien, de l’option légale pour le destituer par le biais du Parlement, ce qui a échoué à chaque fois, jusqu’à la phase ultime qui fut celle du coup d’Etat du 11 septembre 1973.
Salvador Allende aurait-il dû armer le peuple?, vous interrogez-vous. Est-ce une erreur de ne pas l’avoir fait?
Ce n’est pas à nous de tirer les bilans à la place des révolutionnaires chiliens. Le but de notre livre n’est pas de dire, à distance du temps et de la géographie, ce qu’il aurait fallu faire. Nous ne sommes pas là pour nous substituer à ces débats qui continuent de traverser la gauche chilienne. Cela étant, cette question fut l’une des problématiques de ces semaines-là. Tous les secteurs oppositionnels, même l’opposition classique, redoutaient un coup d’Etat. Tout le monde en avait presque la certitude. Les «cordons industriels» réclamaient des armes. Mais Salvador Allende a refusé jusqu’au bout d’en distribuer parce que, semble-t-il, il voulait à tout prix éviter au Chili ce qu’avait été la guerre civile en Espagne en 1936. Il pensait qu’il réussirait à empêcher ce putsch par l’action politique, et notamment par un référendum dont il avait l’intention de présenter l’objet le 11 septembre dans la journée. Mais dès 6 heures du matin, depuis Valparaíso, le coup d’Etat a commencé.
Quelle signification faut-il donner au fait que Salvador Allende se soit donné la mort?
Je ne peux évidemment pas parler à sa place. De ces heures tragiques, il reste ses discours qui donnent des frissons, notamment le dernier où il s’adresse aux Chiliens avec des propos improvisés et forts de toute son expérience politique. Ce discours, qui tient de l’allocution testamentaire, nous somme de ne jamais oublier que l’extrême droite, dans ce genre de situation, ne tremble jamais et cherche à tétaniser son adversaire. Reste aussi un symbole, celui de ce réformiste qui est mort les armes à la main.
Le coup d’Etat au Chili est-il une des illustrations les plus flagrantes de l’impérialisme américain de l’époque?
C’est surtout le renversement d’une expérience démocratique et d’un pouvoir démocratiquement élu. Le Chili du début des années 1970 est une expérience singulière. Salvador Allende revendiquait l’objectif d’une transition vers le socialisme. C’est un des rares réformistes que je connaisse par l’histoire qui a cherché à appliquer son programme. Il a été démocratiquement élu et, jusqu’au bout, il a voulu emprunter cette voie. L’histoire nous rappelle que l’oligarchie qui a des intérêts à perdre et la puissance économique et politique, les Etats-Unis, qui était derrière elle ont tout fait pour briser cette expérience. Par la violence qui a été celle du coup militaire mais aussi par la violence de la dictature qui a suivi avec des milliers de morts, de disparus, de personnes torturées. Cette dictature fut aussi le laboratoire d’un libéralisme économique débridé avec des privatisations et l’application des recettes économiques de ceux qu’on a appelés les «Chicago Boys». Un grand apôtre du libéralisme, Friedrich Hayek (NDLR: économiste austro-britannique, 1899 – 1992) a soutenu Augusto Pinochet en affirmant qu’il préférait un dictateur libéral plutôt qu’une démocratie incompatible avec le libéralisme économique. A l’heure où le libéralisme autoritaire semble de retour, cette expérience, même si elle est singulière, nous parle un peu d’aujourd’hui.
«Salvador Allende et l’Union populaire sont allés plus loin dans l’affrontement avec les classes dominantes que la plupart des gouvernements progressistes en Amérique latine», écrivez-vous. De quelle façon? A travers des nationalisations?
Par plusieurs actions, la politique des nationalisations étant la plus symbolique. Le programme de Salvador Allende prévoyait de faire passer un peu moins d’une centaine d’entreprises dans ce qui était alors appelé l’«Aire de propriété sociale». Mais la révolution chilienne de 1970 à 1973 a vu aussi une partie de la base de ses supporters se radicaliser politiquement, exiger non seulement des armes face au coup d’Etat mais aussi que plus d’entreprises passent dans cette Aire de la propriété sociale. Il y en a d’ailleurs eu beaucoup plus que prévu dans le programme initial d’Allende, avec son accord mais aussi sous la pression de ces «cordons industriels» et des mouvements de grève. La révolution a aussi ouvert le débat sur la direction de ces entreprises. Devaient-elles être gérées par des responsables mandatés par le gouvernement ou, au contraire, par des responsables désignés démocratiquement par les assemblées de travailleurs? Il y a aussi eu des débats sur ce que signifiait «socialiser une entreprise», des discussions pour de vrai, pas des discussions abstraites et théoriques comme souvent la gauche, y compris la nôtre en France, en a pris le travers.
Vous êtes né quelques mois après le coup d’Etat au Chili. Son récit et le combat contre la dictature d’Augusto Pinochet ont-ils marqué votre entrée en politique?
Mon histoire intime avec le Chili est liée au fait que de nombreux exilés chiliens ont milité dans mon organisation, la Ligue communiste révolutionnaire, comme dans d’autres en France. Marie Pina Valenzuela, que nous appelions par son pseudonyme Helena, a animé notre librairie, La Brèche, pendant de nombreuses années. Elle a énormément compté dans ma vie. Par ailleurs, les comités de solidarité avec le Chili en France ont regroupé entre 600 000 et 700 000 personnes. Il s’agissait des structures de solidarité internationale unitaires les plus larges qui aient jamais existé. Donc, de génération en génération, cela a marqué mon militantisme. Je garde le souvenir de femmes et d’hommes qui étaient souvent taiseux sur leur parcours et qui étaient en même temps d’une grande dignité et d’une grande force.
Comment jugez-vous les actes sur le travail de mémoire et de réparation des violations des droits humains posés par le président Gabriel Boric depuis qu’il a été élu? Vous dites-vous que le Chili est entré dans une nouvelle ère?
C’est plein de contradictions. La mémoire des vaincus s’est réinvitée avant même l’élection du président Boric, en 2021. La grande révolte d’octobre 2019 a débuté par des manifestations d’étudiants qui réclamaient la gratuité dans les transports en commun. Elles se sont transformées en mouvement de masse avec des rassemblements géants et de grandes grèves générales au cours desquelles on a vu réapparaître des portraits de Salvador Allende, des drapeaux aux couleurs rouge et noir du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), et la chanson El pueblo unido jamás será vencido («Le peuple uni ne sera jamais vaincu») que beaucoup d’entre nous connaissent et qui a été entonnée par une foule à l’unisson sur la place centrale de Santiago du Chili. Tout cela prouve que cette mémoire qu’on pensait disparue est tenace. La bataille de la mémoire convoque beaucoup de choses actuellement au Chili entre les secteurs de la gauche au pouvoir et l’extrême droite qui a toujours une assise sociale. Les héritiers de Pinochet sont toujours présents et, malheureusement, ils sont en train de reprendre la main politiquement lors des élections. En Amérique latine, une course de vitesse est enclenchée avec des mouvements autoritaires, populistes, d’ultradroite, parfois néofascistes, qui n’ont pas dit leur dernier mot. La seule chose que j’ai envie de retenir, c’est le fait que les générations qui nous ont précédés, qui ont combattu et qui en ont payé le prix cher, nous appellent à rester mobilisés et à savoir mener nos combats, avec nos doutes, parce qu’il peut y en avoir, et qu’il ne faut pas avoir peur de douter, mais aussi avec la conviction nécessaire, sans s’apitoyer sur son sort.
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