« Il est significatif que Gorbatchev n’ait pas de funérailles nationales »
Pour l’historien spécialisé en Russie Raymond Detrez, nombre des réformes de Mikhaïl Gorbatchev ont été réalisées par pure nécessité économique. « Gorbatchev voulait juste rendre l’Union soviétique plus forte. Il n’a jamais pensé que ça pouvait s’écrouler. »
Lorsque Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir au milieu des années 80, il a rapidement provoqué des remous dans toute l’Europe. Malgré un certain scepticisme, les promesses de Gorbatchev ont apporté de l’espoir à un monde en pleine course aux armements. Il était également remarquablement populaire dans les autres pays du bloc de l’Est qui, malgré une aversion commune pour les Soviétiques, considéraient avec enthousiasme les réformes prometteuses proposées par Gorbatchev.
À son décès, le monde semble radicalement différent. La guerre en Ukraine semble avoir détruit la dernière partie de l’héritage de Gorbatchev. En Russie, mais aussi dans la plupart des anciens États soviétiques, c’est à peine si le réformateur n’est pas un paria. Quelle différence lorsqu’il a été élu secrétaire général du parti communiste en 1985.
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Raymond Detrez : Seul son âge était surprenant : il n’avait que 59 ans. Ses prédécesseurs, Andropov et Tchernenko, étaient des hommes âgés, trop faibles et malades pour accomplir quoi que ce soit. En outre, les idées de Gorbatchev étaient activement promues par l’élite culturelle. Des écrivains russes parcouraient l’Europe pour promouvoir sa glasnost et sa perestroïka. Cependant, un certain scepticisme régnait : toutes ces réformes allaient-elles aboutir à quelque chose ? Cela n’a pas aidé qu’au début, il maniait le style soviétique habituel, où les mots du leader étaient proclamés comme s’ils étaient la parole sainte.
Dans quel état se trouvait l’Union soviétique lorsque Gorbatchev est arrivé au pouvoir ?
L’économie fonctionnait mal. Sur le plan de la politique étrangère, l’Union soviétique se trouvait également dans une situation difficile : l’invasion de l’Afghanistan était un échec total. L’URSS n’était plus en mesure de poursuivre la Guerre froide. Elle avait accumulé un énorme retard technologique. Par exemple, il n’y avait pratiquement pas d’ordinateurs, alors qu’en Occident, ils étaient déjà largement utilisés. Ce n’était plus possible, et il fallait donc une perestroïka – une révolution économique. Gorbatchev n’a jamais voulu mettre fin au système communiste, et certainement pas à l’Union soviétique. Il voulait juste rendre l’Union soviétique plus forte. Il n’a jamais pensé que l’Union soviétique pouvait s’effondrer.
La perestroïka était-elle, en un sens, inévitable ?
Un autre dirigeant aurait peut-être fait les choses différemment, mais il fallait changer quelque chose. L’Union soviétique était moralement et économiquement en faillite. Elle n’était plus capable de se défendre efficacement. Elle ne pouvait plus dépenser d’argent pour des armements supplémentaires afin d’assurer sa sécurité. Gorbatchev ne pouvait faire qu’une seule chose : améliorer les relations avec » l’ennemi » afin de rendre une attaque improbable. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, l’Amérique et l’Union soviétique disposaient toutes deux d’arsenaux nucléaires suffisamment importants pour détruire le monde une quarantaine de fois. Alors que, bien sûr, une fois était plus que suffisant.
Faut-il considérer la dissolution du Pacte de Varsovie (NDLR : une alliance militaire entre l’URSS et des pays d’Europe de l’Est) comme un exercice de rentabilité ?
Dans un sens, bien sûr, ça l’était. Sous Gorbatchev, l’Union soviétique s’est retirée de pays tels que l’Afghanistan, l’Angola et le Mozambique, où elle soutenait des groupes visant à répandre le communisme dans le monde. Il en va de même pour le Pacte de Varsovie : l’Union soviétique ne parvenait plus à intervenir militairement dans les pays où il y a des manifestations anticommunistes, comme la Pologne. Ce retrait a peut-être été effectué en partie pour des raisons morales, mais surtout parce que l’Union soviétique ne pouvait plus se le permettre.
Est-il étonnant qu’un communiste convaincu ait annoncé de telles réformes ?
Au début, les gens ne croyaient pas que Gorbatchev était sincère dans ses intentions. Au moment de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (1986), la glasnost – qui signifie littéralement « publicité » – n’était pas encore d’actualité. Plus tard, la glasnost s’est avérée essentielle dans la désintégration de l’Union soviétique. Soudain, des personnes qui avaient été dans des camps racontaient leur histoire. La glasnost a provoqué une crise morale qui a conduit à l’effondrement de l’Union soviétique.
Dans quelle mesure le fait que Gorbatchev ait prôné une plus grande ouverture était-il exceptionnel?
Ce n’était pas si inhabituel. Lorsque Nikita Khrouchtchev est arrivé au pouvoir (1953), par exemple, il a permis à toutes sortes de voix critiques staliniennes de se faire entendre. Le livre d’Alexandre Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, qui relate ses épreuves dans le goulag, a été simplement publié et vendu sous Khrouchtchev, car il s’agissait d’une critique du stalinisme. Sous Gorbatchev aussi, la glasnost a servi en partie un objectif politique, car elle a fait remonter à la surface les scandales de corruption et autres abus de pouvoir, de sorte que les opposants politiques ont pu être écartés.
Ses réformes ont-elles été fructueuses?
Il n’a pas réussi. Sa perestroïka n’a pas abouti. Ce n’est pas surprenant : en tout et pour tout, Gorbatchev n’est resté au pouvoir que six ans. C’était insuffisant pour les énormes problèmes auxquels l’Union soviétique était confrontée.
Contrairement à l’Occident, Gorbatchev est surtout méprisé en Russie. Pour quelle raison?
Parce que ses réformes ont conduit à l’effondrement de l’Union soviétique. La fierté nationale est une question importante pour les Russes, et la perte d’un tel empire est bien sûr sensible. Le président Vladimir Poutine le lui a reproché à plusieurs reprises. Il est significatif que Gorbatchev ne reçoive pas de funérailles nationales.
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