« Il est des lieux sacrés où la religion ne doit pas entrer, en particulier à l’école »
L’historien Jean-Noël Jeanneney cultive des passions éclectiques qui, de Georges Clemenceau au général de Gaulle, parlent sans relâche de la France » du fond des âges « . Grand serviteur de l’Etat depuis l’ère Mitterrand, il viendra – avec son aimable et souriante ouverture au monde – exprimer ses vues sur L’Europe de la culture dans la mondialisation, ce 22 juin, à Bruxelles.
Dans votre dernier livre d’entretiens, Le Récit national. Une querelle française (Fayard – France Culture), vous vous attachez à cerner l’idée d’identité…
L’extrême droite et une partie de la droite ont essayé de monopoliser, chez nous, la notion d’identité française. Il est insupportable qu’un si beau mot soit confisqué au bénéfice d’un courant de pensée marqué par le repli sur soi, voyant le monde extérieur comme une menace angoissante, non comme une source féconde. Le président Sarkozy avait créé un ministère de l’Immigration et de l’Identité, façon détestable de fustiger l’immigration comme un danger en soi : c’était faux historiquement, et dangereux civiquement. L’immigration n’a pas cessé de nous enrichir : voyez l’annuaire du téléphone. L’identité française existe. Mais il faut la voir comme une notion évolutive, de siècle en siècle, jamais comme une réalité figée. J’exprime cela le plus fortement possible dans Le Récit national. Chaque groupe humain est légitimé à se raconter son histoire, son originalité, ce qu’il a apporté au monde, tout en jetant sur elle un regard critique : indispensable formation civique. J’aime d’ailleurs aussi la notion d’identité européenne. Déchirée à travers les siècles par le fer et par le sang mais concrétisant aujourd’hui un puissant désir d’unité. Et patente dès qu’on se rend ailleurs sur la planète.
Les immigrations, dans des pays comme les nôtres, sont inévitables ?
En effet, chacun le sent bien. Mais il faut obstinément distinguer les immigrations politique et économique. L’ouverture aux exilés fuyant l’oppression est la plus noble des traditions en Europe, la plus sacrée. L’immigration économique exige évidemment d’être régulée – sans oublier que beaucoup d’immigrés effectuent chez nous des tâches que les Européens refusent d’accomplir.
L’immigration arabo-musulmane représente-t-elle, à la lumière des événements, un cas singulier ?
Le monde islamique a manqué sa renaissance au cours du xixesiècle. Il n’a pas intégré la stricte séparation moderne entre les religions et le pouvoir politique. Prenons garde, pourtant, à ne pas le fustiger. Rappelons qu’il y a cent cinquante ans, la papauté refusait la liberté de conscience. Il faut tout faire pour que nos compatriotes musulmans acceptent la séparation entre la foi et la vie civique, la loi de 1905 (NDLR : consacrant, en France, la séparation des Eglises et de l’Etat), la laïcité, prunelle de nos yeux : ils le feront d’autant plus que nos dirigeants se garderont de toute génuflexion devant la papauté – celle dont Sarkozy fut jadis coupable. En tolérance absolue de toutes les croyances, il faut à tout prix éviter le communautarisme dont on voit ces jours-ci au Royaume-Uni les effets délétères. Il est des lieux sacrés où la religion ne doit pas entrer, en particulier à l’école. Je dénonce dans mon livre (pardon d’avoir l’air, à présent, de tirer sur un cercueil…) la vision que François Fillon voulait promouvoir de l’histoire de France, obsédé par les seules sources judéo-chrétiennes et négligeant radicalement nos origines gréco-latines. Rappelons-nous de surcroît qu’au Moyen Age, c’est principalement par le détour de l’islam – citons Averroès – que nous est parvenu le splendide héritage grec et latin.
Vous viendrez traiter à Bruxelles de la culture européenne (1). Quelle est-elle à vingt-sept pays ?
Plus on s’éloigne de l’Europe, plus on se sent européen. Exigeons d’autant plus que celle-ci impose à l’intérieur d’elle-même le respect de ses valeurs essentielles. Que de mollesse de Bruxelles en face de la Hongrie d’Orban, de la Pologne de Kaczy?ski qui les violent ! Et puis, songeons aux symboles. Déplorons les billets de banque européens : on n’y voit que des abstractions sottes, au lieu de figurer Marie Curie, Goethe, Chateaubriand ou Shakespeare. Il ne s’agit pas de tout fondre, comme disait de Gaulle, dans un volapük intégré, mais d’affirmer la possibilité, donc la volonté d’une spécificité culturelle collective. Je suis du coup sans chagrin face au retrait du Royaume-Uni, qui a toujours conçu l’Union comme une simple zone de libre-échange, jamais comme une ambition culturelle fondant une puissance et servant collectivement une voix originale sur la Terre. Il faut appuyer nos industries culturelles en les distinguant des » Gafa » (Google, Amazon, Facebook et Apple) qui se comportent avec tant de morgue. Il est vrai qu’on a manqué le coche, comme le disait Obama, avec les moteurs de recherche. Significativement, Bruxelles a été incapable de soutenir l’idée d’Europeana (j’avais voulu une dénomination gréco-latine, non anglo-saxonne), la bibliothèque numérique européenne que je promouvais naguère. La commissaire luxembourgeoise Viviane Reding était jalouse du projet, parce que lancé depuis la France, et obsédée par la crainte de fâcher un tout petit peu l’Amérique : triste ! Qu’on se rappelle toujours que dans le domaine économique, la puissance publique doit limiter les incertitudes néfastes, mais dans le domaine culturel élargir autant que faire se peut la liberté de création. Tout en protégeant farouchement les droits d’auteur que Bruxelles a paru un temps traiter avec désinvolture : il semble qu’on en revienne.
Les nombreuses langues qui constituent l’Europe sont-elles un avantage ou un inconvénient par rapport au reste du monde ?
Je salue le président Macron qui a décidé d’emblée de rétablir à l’école de sérieux cours de grec et de latin, et les classes bilingues. Les langues sont une richesse immarcescible. Vive la biodiversité ! L’anglais d’aéroport domine un peu partout, mais le français demeure la quatrième langue mondiale. Il est impérieusement nécessaire qu’on défende avec elle les autres parlers, l’allemand et l’espagnol en tête. Mais donnons l’exemple : le combat pour la francophonie est capital. Il y a du vichysme dans nos comportements, que déplorent les Québécois. Songez que je ne sais quel zozo a mis, en 2008, Tex Avery sur nos timbres-poste, avec » the Girl « … J’aurais aimé Tintin… Au demeurant, le combat langagier doit être également offensif et ici la bataille se jouera pour beaucoup sur le continent africain, défi central pour demain.
Il ne s’agit pas pour l’Europe d’être antiaméricaine, mais de s’affirmer inflexiblement différente »
Face aux nouvelles technologies de l’information, comment concilier les langues majeures et les langues mineures ?
Les nouvelles technologies ne sont pas vouées à imposer la domination de l’anglais. Elles peuvent servir les communautés entretenant des langues dites mineures si les pouvoirs publics les protègent et les renforcent. Ce ne sont pas seulement des instruments de communication, mais aussi de puissants ressorts des cultures spécifiques. Dans le même temps, l’Europe doit saluer et défendre bec et ongles les valeurs universelles. N’ayons aucune indulgence envers un » culturalisme » qui justifierait des pratiques barbares à nos yeux : défendre l’excision des femmes, par exemple, en se plaçant sur ce terrain, est odieux. Ne soyons pas timides, obsédés par je ne sais quelle repentance. La lumineuse Déclaration universelle des droits de l’homme doit valoir pour l’Europe tout entière et être soutenue sans fléchir sur toute la planète. La Turquie d’Erdogan se place ainsi définitivement hors de l’Union européenne. A ce propos, je soutiens que les frontières de cette dernière doivent être fixées définitivement, pour que nos peuples puissent ressentir sa réalité durable dans l’espace : identité toujours…
Par quelles instances européennes doit passer ce » volontarisme » politique, à l’heure où Bruxelles suscite une si grande défiance ?
La Commission Barroso a fait beaucoup de mal, obsédée par la » concurrence non faussée « , abdiquant la prévalence de la politique sur l’économie, sur les marchés. Faible du même coup devant les Etats-Unis. Il ne s’agit pas pour l’Europe d’être antiaméricaine, mais de s’affirmer inflexiblement différente. Changeons ! Le dévergondage intellectuel et politique de Donald Trump devrait nous y aider.
Y a-t-il moyen de faire pièce à la toute-puissante industrie des séries télévisées américaines ?
Bien sûr, mais avec l’aide des pouvoirs publics : protection via les quotas, et incitations financières. Il ne s’agit pas pour ceux-ci de créer les conditions les meilleures pour servir l’émergence et la diffusion des oeuvres. Les séries ? Cas topique. Vive Borgen et le Bureau des légendes ! La fécondité des Européens se révèle grande. Protégeons-les contre les effets d’échelle, surtout au temps de leurs premières pousses. On l’a fait jadis, en France, pour le cinéma, avec les heureux résultats que vous savez.
(1): L’Europe de la culture dans la mondialisation : conférence le jeudi 22 juin, à 19 heures, à la fondation Boghossian (Villa Empain), à Bruxelles. Réservations : info@boghossianfoundation.be
Bio Express
1942 : Naissance à Grenoble le 2 avril.
1961 : Elève à l’Ecole normale supérieure.
1964 : Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris.
1982 : PDG de Radio France et RFI.
1988 : Président du Bicentenaire de la Révolution française.
1991 : Secrétaire d’Etat au Commerce extérieur.
1992 : Secrétaire d’Etat à la Communication.
2002 : Président de la Bibliothèque nationale de France.
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