Le succès de l’application chinoise d’intelligence artificielle DeepSeek secoue le marché américain de la tech. © GETTY

«Le succès de DeepSeek illustre le paradoxe des sanctions américaines»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Avec sa nouvelle application d’intelligence artificielle, la Chine montre sa capacité à contrecarrer la tech américaine malgré les mesures de rétorsion. Un défi pour la politique chinoise de Donald Trump.

LE CONTEXTE

Trois thèmes ont été évoqués dans les premiers jours du mandat de Donald Trump dans le cadre des relations entre les Etats-Unis et la Chine: l’exploitation du canal de Panama, les droits de douane et les technologies numériques.

A propos de la voie d’eau qui relie les océans Atlantique et Pacifique, la nouvelle administration de Washington reproche aux autorités panaméennes d’avoir trahi l’accord de rétrocession de 1999 et, à Pékin, dans une accusation à tout le moins excessive, d’en avoir pris le contrôle. «Nous ne l’avons pas donné à la Chine, nous l’avons donné au Panama et nous le reprenons», a clamé Donald Trump dans son discours d’investiture.

Comme pour d’autres pays, le Canada, le Mexique et ceux de l’Union européenne, le président américain projette d’élever les taxes douanières sur les produits en provenance de Chine. L’augmentation serait de 10% pour les importations de Pékin, contre 25% pour celles de Mexico et d’Ottawa. Une mansuétude intéressée?

Enfin, Donald Trump a annoncé le lancement du projet Stargate, dont l’objectif est de «bâtir les infrastructures physiques et virtuelles pour porter la prochaine génération de l’intelligence artificielle». Une réponse aux progrès de Pékin dans ce domaine sensible et crucial.

On ne pouvait trouver meilleure illustration de la centralité des technologies de l’information dans la confrontation économique, militaire et idéologique entre les Etats-Unis et la Chine. L’essor de l’application gratuite DeepSeek-R1, la plus téléchargée sur l’App Store américain d’Apple le week-end dernier, ébranle les sociétés US de la tech et conforte la puissance de la Chine dans le domaine. DeepSeek étonne par ses performances, apparemment comparables à celles des applications d’OpenAI (ChatGPT) et de Google (Gemini), par son faible coût de développement et par l’utilisation de techniques innovantes permettant de limiter les calculs, le tout dans un contexte de sanctions américaines qui, théoriquement, limitent l’accès des sociétés chinoises aux puces de fabrication américaine les plus sophistiquées.

L’efficacité de DeepSeek doit encore être confirmée. Mais elle risque d’ébranler le modèle américain de l’IA. Un contretemps, à tout le moins, pour Donald Trump qui, avec l’annonce de son projet Stargate de soutien à la nouvelle génération de l’intelligence artificielle, pensait pouvoir continuer à damer le pion à la Chine. Qu’annoncent les plans de la nouvelle administration américaine sur les relations entre les deux pays? Décryptage avec l’économiste Benjamin Bürbaumer, maître de conférences à Sciences Po Bordeaux, auteur de Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024).

Dans son discours d’investiture et ses premiers décrets, Donald Trump n’a-t-il pas adopté une attitude relativement modérée à l’égard de la Chine?

Il est vrai que sur les droits de douane, on pourrait dire que Donald Trump est modéré. Dans le même temps, il a fait une annonce beaucoup plus forte sur un autre volet de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, à savoir le contrôle des infrastructures de la mondialisation, et notamment les infrastructures numériques, qui concentrent les véritables enjeux. Il a annoncé le projet Stargate, soit l’injection de centaines de milliards de dollars dans la construction d’infrastructures pour assurer la suprématie américaine dans l’intelligence artificielle. Et il le fait parce que la Chine a réalisé un rattrapage tout à fait impressionnant, notamment dans les technologies de pointe de l’information et de la communication.

La concurrence forcenée sur l’IA

Cette annonce permet-elle aux Etats-Unis de devancer largement la Chine?

La question est complexe. Le projet Stargate annoncé par Trump, c’est 100 milliards de dépenses immédiates, et puis, 500 milliards dans les quatre années à venir. Mais ce n’est qu’un des aspects du soutien de l’Etat américain à l’intelligence artificielle. De la même manière, on ne dispose pas de chiffre consolidé concernant le montant du soutien de la Chine à l’IA. Cela étant, au-delà des chiffres, pour prendre la mesure de l’importance de la bataille, on peut tout simplement souligner que dans l’histoire économique, les technologies fonctionnent en quelque sorte par paradigmes. On a une technologie paradigmatique qui irrigue le reste de l’économie pendant 50 à 60 ans. Cela a été le cas avec le pétrole et l’automobile pendant l’essentiel du XXe siècle. Aujourd’hui, on est dans un nouveau paradigme, celui des technologies de l’information et de la communication. Il est crucial de comprendre que l’innovation est un processus cumulatif. Quand un pays est pionnier au début d’un paradigme, il a de très fortes chances de le rester pendant 50 à 60 ans. Cette supériorité technologique se traduit par des entreprises plus prospères. Inversement, quand un pays est retardataire au démarrage d’un nouveau paradigme, il a de très fortes chances de le rester, et de demeurer toujours technologiquement dépendant, incapable de produire des technologies de pointe. Il est frappant de constater que la montée en puissance de la Chine coïncide avec le passage d’un paradigme à un autre. A partir du milieu des années 2000, elle a mené une politique industrielle proactive et puissante, ce qui fait que les entreprises chinoises talonnent, voire dépassent aujourd’hui, les sociétés les plus performantes aux Etats-Unis. On est face à une bataille vraiment cruciale. Les annonces de Donald Trump s’inscrivent d’ailleurs dans la continuité de celles prises par Joe Biden, par lui-même lors de son premier mandat, et par Barack Obama.

Qu’est-ce que DeepSeek-R1 change dans la bataille de l’intelligence artificielle?

Les Etats-Unis mènent depuis 2016 une politique visant à enfermer la Chine dans une position de retardataire, en freinant son potentiel innovant. C’est tout l’objectif de la bataille des puces: Washington restreint l’exportation des semi-conducteurs les plus performants et tente ainsi de ralentir l’IA chinoise. Du point de vue de la bataille pour la suprématie dans l’intelligence artificielle, le renseignement le plus fondamental du succès de DeepSeek n’est pas tant son faible coût de production que la capacité de la Chine à mettre au point un produit équivalent à ChatGPT avec des puces beaucoup moins performantes. Ce succès illustre le paradoxe des sanctions américaines. Elles ont stimulé l’innovation chinoise en la contraignant à trouver des solutions tout en utilisant des puces moins puissantes. Dans ce contournement, se trouve aussi la raison pour laquelle les présidents américains –Joe Biden avec le Chips Act, Donald Trump avec le projet Stargate– essaient de solidifier l’IA américaine.

Benjamin Bürbaumer, économiste. © DR
«Trump n’est pas un isolationniste, c’est un défenseur extrémiste de la mondialisation.»

Des taxes douanières limitées

Dans le même ordre d’idées, la politique de taxes douanières des Etats-Unis envers la Chine n’est-elle pas contre-productive en ce sens qu’elle force Pékin à développer des industries propres?

Depuis Barack Obama, les présidents américains œuvrent sur deux plans: droits de douane plus élevés pour les importations en provenance de Chine et sanctions contre les sociétés technologiques chinoises. C’est ainsi que les Etats-Unis tentent de répondre au rattrapage de la Chine. Tant que celle-ci était juste le fabricant de biens de consommation peu sophistiqués à faible valeur ajoutée, les Etats-Unis étaient parfaitement contents d’avoir un excédent commercial. Maintenant que, depuis une dizaine d’années, elle concurrence aussi les firmes américaines dans les techniques de plus forte valeur ajoutée, les présidents américains tentent de s’assurer qu’elle reste toujours un peu en retard par rapport aux technologies de pointe développées par les sociétés américaines. C’est l’objectif des sanctions. Cependant, il n’est en effet pas garanti que cela fonctionne. D’une part, on voit que les sanctions américaines ne constituent pas un barrage étanche. Des biens, des technologies qui ne devraient plus pénétrer sur le territoire chinois y arrivent via le marché secondaire, parce que les sociétés sous sanctions achètent à travers leurs filiales. D’autre part, l’Etat chinois a débloqué des fonds assez importants pour la recherche et développement, ce qui a conduit à l’émergence de clusters d’ingénieurs et de scientifiques de pointe qu’on ne trouvait auparavant qu’aux Etats-Unis, en Californie ou au Texas. Dans ce sens, les mesures américaines ont eu effectivement un effet pervers.

Les usines Tesla d’Elon Musk en Chine sont-elles compatibles avec une politique dure des Etats-Unis envers la Chine? © GETTY

Quelle pourrait être l’influence des patrons de la tech, et en particulier d’Elon Musk, sur la politique chinoise de Donald Trump?

Elon Musk fait produire une partie de ses véhicules en Chine. Il y a des usines. Donc, on pourrait se demander s’il est compatible d’être impliqué dans une administration américaine qui mène une politique plutôt dure envers ce pays et en même temps d’y faire produire des biens. Les Etats-Unis ne sont aucunement dérangé que leurs entreprises entretiennent des échanges avec la Chine tant que celle-ci joue le rôle de fournisseur de produits de faible valeur ajoutée. Il n’y a pas de sanctions dans ce domaine. La bataille commerciale n’est pas généralisée. Ce qui se joue à travers les sanctions américaines, c’est celle pour le contrôle des infrastructures numériques, techniques, monétaires, militaires, etc.

Xi Jinping et Donald Trump lors d’une rencontre à Mar-a-Lago en 2017: les deux hommes ont eu un «très bon» appel téléphonique le 17 janvier. © BELGA

Dans votre livre, vous écrivez que «les Etats-Unis n’arrivent plus à incarner le rôle du superviseur incontesté du capitalisme», d’autant plus que «la Chine propose au monde un autre type de capitalisme, étatique et autoritaire, mais aussi plus dynamique». Est-ce la domination du capitalisme qui est en jeu?

L’offre et la demande ne se rencontrent pas magiquement. Il faut des infrastructures pour que les deux puissent se rencontrer. Si un pays contrôle ces infrastructures, ou du moins les supervisent, cela lui donne un pouvoir extraterritorial et des gains économiques conséquents. Aujourd’hui, les infrastructures indispensables au fonctionnement de la mondialisation sont sous contrôle américain. C’est dans ce cadre que la Chine a rejoint la mondialisation, de manière subordonnée. Mais pour faire face à ses propres déséquilibres macroéconomiques entre l’investissement et la consommation, elle a été amenée à contester cette mondialisation. Elle a prôné un marché mondial sinocentré. C’est pourquoi elle conteste toutes les infrastructures cruciales sous supervision américaine. La Chine propose une infrastructure monétaire avec l’internationalisation du renminbi, ses propres infrastructures techniques, et ainsi de suite. Les Etats-Unis essaient de défendre leur supervision du marché mondial et ce que fait Trump, c’est une sorte de défense particulièrement agressive de la mondialisation face au défi chinois. Contrairement à ce que l’on a pu entendre, Trump n’est pas un isolationniste, c’est un défenseur extrémiste de la mondialisation. Il n’est pas dit que cela fonctionne bien. Si les Etats-Unis veulent incarner l’hégémonie mondiale, il faut qu’ils réussissent à susciter chez les autres pays du monde l’impression qu’ils assurent un bon ordre mondial. C’est là où le bât blesse, en quelque sorte, avec Donald Trump.

«L’attitude de l’UE face aux demandes de Trump est paradoxal si on se réfère au rapport Draghi sur la compétitivité européenne.»

La réaction frileuse de l’Europe

Parce que son style, ses méthodes ne tendent pas à l’apaisement, au contraire?

Il est perçu comme plus agressif, plus unilatéral. Ces annonces sur le Panama, sur le Groenland, ses retraits de l’accord de Paris sur le climat ou de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en sont des illustrations. Tout cela fait que Trump n’est pas perçu comme quelqu’un de consensuel qui incarne un ordre mondial bienveillant pour l’ensemble des pays de la planète. Néanmoins, il est intéressant de constater que ses pratiques semblent fonctionner face à l’UE. Il a reproché aux Européens l’excédent commercial à l’égard des Etats-Unis. Dans son entendement, deux options s’offraient à eux: «Soit vous le réduisez, soit j’impose des sanctions.» En réalité, la volonté de Trump n’était pas d’imposer une augmentation des droits de douane, plutôt de négocier, ce que font les dirigeants européens depuis novembre. Ils réfléchissent à acheter plus de gaz, de pétrole et d’armements américains de sorte de réduire l’excédent. Les Européens donnent ainsi l’impression qu’ils se plient aux injonctions de Trump, ce qui est paradoxal quand on se réfère au rapport Draghi sur la compétitivité européenne. Il pointe le fait que ces 20 à 30 dernières années, la compétitivité européenne a chuté, que les Etats-Unis sont devenus plus performants, et donc que l’Union européenne doit recouvrer plus de compétitivité pour pouvoir vendre plus sur les marchés extérieurs. Et pourtant, les dirigeants européens, face à Trump, sont en train de négocier la réduction de l’excédent commercial européen, donc en quelque sorte un affaiblissement de la compétitivité européenne…

Voyez-vous une autre option pour les Européens?

Ce qui a été esquissé dans le rapport Draghi, à savoir deux choses. D’une part, les dirigeants européens ont négligé le marché intérieur. Mario Draghi a souligné que les politiques chroniques d’austérité ne fonctionnaient pas puisqu’elles freinaient la demande. C’est un premier levier: agir sur la demande sur le continent européen. Le deuxième levier, développé plus grandement encore dans le rapport, c’est le rattrapage technologique, et tout simplement le renforcement de la recherche et développement des capacités innovantes en Europe. Là, il y a un vrai potentiel. Mais il faut bien se rendre compte que le développement technologique demande aussi une implication publique assez forte. Les dépenses de recherche et développement des Etats-Unis et de la Chine ont connu des performances assez impressionnantes ces 20 dernières années. Ce sont deux pays où l’Etat est extrêmement présent dans les politiques de l’innovation. Pour la Chine, cela ne surprend pas vraiment. Cela étonne plus en ce qui concerne les Etats-Unis. Pourtant, une série d’agents publics de l’Etat favorisent très fortement la recherche et le développement. Il n’y a pas d’équivalent en Europe. Il y a donc un coup à jouer pour les Européens. S’ils affichent une performance technologique plus forte, ils seront moins vulnérables aux pressions américaines.

Le risque d’une escalade militaire

Les accusations américaines sur un contrôle croissant des entreprises chinoises sur le fonctionnement du canal de Panama sont-elles fondées?

On a là un point clé qui remonte au projet des nouvelles routes de la soie lancé par la Chine au début des années 2000, soit un gigantesque plan de financement des infrastructures physiques réalisées en direction d’une série de pays en développement. Si vous prenez les données de l’ONU, vous observez que chaque année, il manque, dans les pays en développement, 1.000 milliards de dépenses en infrastructures. La Chine comble en partie ces besoins et ce faisant, elle renforce ses liens économiques avec ces pays et améliore son image. Cela renforce sa position de challenger des Etats-Unis. L’attention portée par Donald Trump sur le canal de Panama s’inscrit dans le contexte de prise de conscience par les Etats-Unis que la Chine est en train de contrôler un nombre croissant de goulets d’étranglement de la mondialisation. De ce point de vue, l’inquiétude américaine me semble tout à fait fondée. Cependant, Trump s’y prend de façon particulièrement agressive en contestant la souveraineté du Panama, historiquement rendue possible –c’est tout le paradoxe– par une intervention américaine pour séparer le Panama de la Colombie.

La gestion actuelle du canal de Panama ne plaît pas à Donald Trump car elle est jugée trop prochinoise. © GETTY

La bataille pour l’hégémonie économique mondiale pourrait-elle être la source de conflits militaires? A un certain moment, Trump pourrait-il imaginer qu’une confrontation sur Taïwan serait opportune pour affaiblir la Chine?

La dynamique imprimée depuis une vingtaine d’années tend à un accroissement des tensions. Elles se sont d‘abord manifestées sur le plan économique, mais elles se concrétisent aujourd’hui aussi sur le plan militaire. Récemment, on a soupçonné la Chine d’endommager des câbles sous-marins, encore une infrastructure. On observe aussi des tensions dans la mer de Chine du Sud, pas seulement autour de Taïwan. Pékin est en conflit croissant avec les Philippines, proches alliées des Etats-Unis. Ils y ont encore construit l’an dernier quatre nouvelles bases militaires. Taïwan est aussi un foyer de tensions où la Chine mène très régulièrement des exercices militaires. Au point où il devient très difficile de les distinguer d’une éventuelle invasion. C’est sous la présidence de Barack Obama qu’a été développé le pivot asiatique de la politique étrangère américaine qui veut que l’essentiel des forces militaires soient concentrées autour de la Chine. C’est à cette aune qu’il faut aussi lire la demande des Etats-Unis que les Européens augmentent leurs dépenses militaires. Ils ont besoin que ceux-ci prennent en charge le front européen en assumant eux-mêmes une part beaucoup plus importante de l’effort militaire. La focalisation est semblable du côté chinois. Résultat: les dépenses militaires mondiales sont aujourd’hui plus élevées que celles enregistrées pendant les moments les plus chauds de la guerre froide: à peu près 900 milliards de dépenses annuelles pour les Etats-Unis, environ 300 milliards pour la Chine. Cette évolution se traduit concrètement par un tête-à-tête tendu entre les deux pays en mer de Chine du Sud.

Trois idées fortes

• «Quand un pays est pionnier au début d’un paradigme, il a de très fortes chances de le rester pendant 50 à 60 ans. D’où l’importance de l’enjeu de la supervision des technologies de l’information.»

• «Les Européens réfléchissent à acheter plus de gaz, de pétrole et d’armements américains. Ils donnent ainsi l’impression qu’ils se plient aux injonctions de Trump.»

• «L’augmentation des dépenses militaires se traduit concrètement par un tête-à-tête tendu entre les Etats-Unis et la Chine en mer de Chine du Sud.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire