Houellebecq et le crépuscule des idoles
A travers un nouvel avatar du mâle occidental en délicatesse avec sa libido, Michel Houellebecq dézingue une époque qui court à sa perte. Seul l’amour pourrait nous sauver du désespoir. Et encore. Inventaire avant liquidation.
La « petite rentrée littéraire » comme on appelle traditionnellement la cuvée de janvier a cette année tout de la grande. Pas seulement à cause du nombre de romans (493 quand même) qui tenteront de se frayer un chemin dans le brouhaha, mais surtout par la présence, écrasante, intimidante, du nouveau Houellebecq dans le lot, qui justifie à elle seule l’excitation particulière qui entoure cet office hivernal. Il faut dire que l’aura un peu maléfique de l’écrivain français le plus lu, décortiqué et analysé dans le monde, objet d’un culte généralement réservé aux rocks stars sulfureuses – et alimenté par l’envergure de ses livres prophétiques, ses déclarations perfides et provocantes (la dernière en date à propos de Trump, « un des meilleurs présidents américains » selon l’auteur, au motif qu’il a mis fin à l’impérialisme des États-Unis) et même sa dégaine louche de clodo au teint cireux -, cette aura donc agit comme un puissant fertilisant. L’attente était d’autant plus forte que peu d’informations avaient filtré sur ce septième roman. Et que tout le monde se demandait comment le fossoyeur de la postmodernité allait négocier l’après-Soumission, cette dystopie politique misant sur l’arrivée au pouvoir d’un parti islamique à un horizon proche, et qui marquait une forme d’émancipation par rapport à son thème de prédilection, à l’oeuvre dans Les particules élémentaires comme dans La carte et le territoire: le déclin du mâle occidental. Même le titre de son nouvel opus, Sérotonine, n’a été révélé que quelques semaines à peine avant sa sortie ce 4 janvier.
Une nouvelle fois, Houellebecq frappe fort, et sous la ceinture.
La tempête médiatique n’a en tout cas pas attendu cette date officielle pour déferler sur l’Hexagone. Impatients ou simplement obsédés par l’idée d’être les premiers sur la balle, certains journaux français ont délibérément grillé l’embargo imposé par Flammarion. Depuis ces premières indiscrétions, c’est le raz-de-marée annoncé. Au point qu’on en viendrait presque à vouloir se taire pour ne pas assommer le futur lecteur, pour ne pas éclipser non plus les malheureux 492 autres prétendants qui risquent de devoir se contenter des miettes, ou simplement pour ne pas avoir l’impression de bêler avec le troupeau. Si seulement Michel Houellebecq avait pu se planter, on n’aurait pas eu trop de scrupules à le snober. Mais voilà, le roi de l’édition (320.000 exemplaires pour le premier tirage, soit très très loin devant les locomotives habituelles comme Amélie Nothomb), qui défend ici son titre de champion du monde des écrivains de l’effondrement, frappe une nouvelle fois fort, et comme toujours sous la ceinture.
Sérotonine se présente comme la longue confession, pour ne pas dire agonie, d’un homme de 46 ans, ex-cadre dans l’agro-alimentaire, s’interrogeant sur ce qui l’a conduit à cet âge précoce dans une impasse affective totale. Tout désir a quitté son corps. L’alcool – le Calvados en particulier – et les antidépresseurs – d’où le titre du livre, référence à ce neurotransmetteur qui régule notre humeur – qu’il consomme sans modération sont de bien maigres consolations qui ne parviennent que tout juste à le maintenir hors de l’abîme de la dépression. Mais à quel prix? D’abord celui d’une panne générale de la libido, le privant de facto du substitut le plus répandu, le sexe, à « l’insupportable vacuité des jours ». D’où ce vague à l’âme poisseux: « (…) et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »
Humour noir
Perché sur son balcon instable, Florent-Claude Labrouste feuillette l’album d’une vie passée entre Paris et la Normandie, et qui lui a laissé un goût amer. Il rembobine en particulier le film des trois histoires sentimentales qui ont compté pour lui, comme si c’était dans son incapacité à nouer une relation affective stable dans le passé que se trouvait l’explication de son malheur actuel. « De même, probablement essayais-je, sur une échelle plus limitée mais qui pouvait servir d’entraînement, d’organiser un mini-cérémonial d’adieux autour de ma libido, ou pour parler plus concrètement autour de ma bite, à l’heure où elle me signalait qu’elle s’apprêtait à terminer son service; je souhaitais revoir toutes les femmes qui l’avaient honorée, qui l’avaient aimée à leur manière. » Non sans avoir préalablement mis fin brutalement à la relation superficielle qu’il entretient depuis deux ans, faute de mieux, avec la Japonaise Yuzu, généreuse de son corps – avec Florent-Claude mais pas seulement… Dans cette première partie, alors qu’il orchestre sa fuite, le narrateur se montre sous un jour cynique, déversant son fiel contre ce prénom composé qu’il trouve « ridicule » car pas assez viril à son goût, contre toutes « les lopettes », contre les retraités Hollandais expatriés dans le sud de l’Espagne, contre l’industrie hôtelière qui cède à l’hygiénisme en bannissant les fumeurs.
Tous les ingrédients de la mythologie houellebecquienne sont au rendez-vous. Même si, une fois le cas Yuzu réglé, deux nouvelles tonalités viennent enrichir la palette romanesque de cet archéologue du présent: l’une plus pessimiste que jamais, à travers l’idée obsédante et définitive de la déroute, aussi bien intime que collective ; l’autre plus mélancolique, presque miséricordieuse, inscrite en pointillé de cette quête vaine mais émouvante de l’idéal amoureux perdu. Un reliquat de romantisme inédit qui confère un peu d’humanité à ce personnage aigri affublé de tares diverses et variées, et assumées crânement, de l’homophobie à la misanthropie en passant par la mysoginie et une fâcheuse tendance à l’auto-apitoiement.
Peut-être parce qu’elles naissent dans l’esprit d’un homme minable mais sincèrement désespéré et complètement dépassé par les événements, ses diatribes suscitent autant l’effroi que la compassion. Par leur charge politiquement incorrecte – Florent-Claude ignore royalement la vague #Metoo – et le recours massif à l’autodérision, elles distillent même un humour noir souvent jubilatoire. Du moins jusqu’à un certain point. La vidéo zoophile avec Yuzu, et surtout l’épisode du pédophile allemand, on s’en serait bien passés. Mais là encore Houellebecq est cohérent : pour prendre la mesure du désarroi moral, il n’hésite pas à regarder sous le tapis pour y débusquer la laideur, la mesquinerie, voire l’abject qui gangrènent un monde vendu à l’individualisme et au fric. Tout fout le camps à ses yeux, même « (…) l’industrie du porno vivait ses derniers mois avant d’être détruite par le porno amateur sur Internet, YouPorn allait détruire l’industrie du porno encore plus rapidement que YouTube l’industrie musicale, le porno a toujours été à la pointe de l’innovation technologique, comme l’ont déjà fait remarquer de nombreux essayistes, sans qu’aucun ne s’avise de ce que cette constatation avait de paradoxal, parce qu’après tout la pornographie est quand même le secteur de l’activité humaine où l’innovation tient le moins de place, il ne s’y produit même absolument rien de nouveau, tout ce qu’on peut imaginer en matière de pornographie existait déjà largement à l’époque de l’antiquité grecque ou romaine. »
Prophète en son pays
Evacuons rapidement la question légitime mais parasite de l’alter ego. Bien sûr il est tentant de voir dans ce quadra le double de l’auteur, voire son porte-parole. Les ressemblances ne manquent pas: même sens de la provoc, même décor (la Tour Totem à Paris, qui rappelle le gratte-ciel du XIIIe arrondissement où Houellebecq a posé son spleen), même nostalgie rance pour le patriarcat. Mais c’est confondre le personnage Houellebecq, celui des plateaux télé et des interviews kamikaze, avec l’homme qui se cache derrière. Le Goncourt 2010 est désormais riche, célèbre, ami des stars et même depuis peu chanceux en amour: il s’est marié en septembre dernier avec une jeune Chinoise fantasque, Qianyum Lysis, de vingt ans sa cadette. Rien à voir avec Labrouste donc.
Celui qui confie ses tourments en « je » serait plutôt l’archétype du mâle occidental à bout de souffle qui hante ses romans depuis vingt ans, réalisant que son écosystème ne lui assure plus ni l’hégémonie ni les privilèges ni les plaisirs annoncés par le prospectus de la démocratie consumériste. Comme le déplore également une de ses anciennes conquêtes, Claire, avec laquelle il a repris contact: « Plus personne ne sera heureux en Occident, pensait-elle encore, plus jamais, nous devons aujourd’hui considérer le bonheur comme une rêverie ancienne, les conditions historiques n’en sont tout simplement plus réunies. »
Reste que revoir Claire est une erreur. On ne rattrape pas le passé. Même avec Camille. Avant de s’y résoudre la mort dans l’âme, il a toutefois envisagé le pire dans son délire égocentrique de recoller les morceaux, à savoir assassiner le fils que cette vétérinaire a eu par la suite. L’amitié n’échappe pas à la désillusion non plus. Quand il retrouve Aymeric dans sa ferme château au bord de la faillite, c’est un homme cassé et aux abois qu’il a devant lui. Son erreur : avoir cru naïvement que le travail honnête et bien fait payait. De quoi tuer les derniers espoirs de résilience: « (…) on évite de revoir ses amis de jeunesse pour éviter d’être confronté aux témoins de ses espérances déçues, à l’évidence de son propre écrasement. »
Le coupable de cette bérézina n’est autre que la social-démocratie, faux-nez d’un néo-libéralisme mortifère qui écrase tout sur son passage. Florent-Claude est bien placé pour le savoir, dans une autre vie il a croisé à Bruxelles les soldats en costumes cravates de cette armée sans foi ni loi. « Mes interlocuteurs ne se battaient pas pour leurs intérêts, ni même pour les intérêts qu’ils étaient supposés défendre, ç’aurait été une erreur de le penser: ils se battaient pour des idées; pendant des années j’avais été confronté à des gens qui étaient prêts à mourir pour la liberté du commerce. »
Le romancier nous tend un miroir où se reflète le portrait peu flatteur d’une époque, la nôtre.
Quand il prend le pouls social du malaise ambiant, on se dit que le Houellebecq prophétique n’est pas loin. Celui qui avait anticipé l’attentat de Charlie Hebdo pourrait bien avoir écrit le scénario d’un avenir proche lorsqu’il imagine une action musclée d’agriculteurs désespérés qui tourne au carnage. « (…) tout le monde comme de coutume condamnait la violence, déplorait la tragédie et l’extrémisme de certains agitateurs; mais aussi, il y avait chez les responsables politiques une gêne, un embarras très inhabituels chez eux, aucun ne manquait de souligner qu’il fallait, jusqu’à un certain point, comprendre la détresse et la colère des agriculteurs (…), le scandale de la suppression des quotas laitiers revenait comme un impensé obsédant, coupable, dont personne ne parvenait tout à fait à s’affranchir (…). » Remplacez « agriculteurs » par « gilets jaunes » et « suppression des quotas laitiers » par « augmentation du prix du carburant » et vous êtes en plein dans l’actualité…
Bref, un réquisitoire à charge qui fait mouche malgré ses outrances, ses excès, ses aigreurs. Comme une thérapie de choc qui console autant qu’elle irrite et agace. C’est que sous le capot se cache un moteur littéraire propulsé par un mélange explosif: d’un côté un style blanc désaffectisé ou à l’inverse pétri d’érudition, de l’autre un vocabulaire trivial, banlieusard. Dans la même phrase jalonnée de virgules plutôt que de points pour mieux épouser les méandres de la pensée, il peut ainsi citer Gérard de Nerval et Baudelaire ou détailler les caractéristiques techniques d’un pneu de voiture et un peu plus loin s’émerveiller sur la magnificence d’un centre commercial ou multiplier les allusions salaces osées. Ce contraste improbable entre différents niveaux de langage qui ne se côtoient pas d’habitude met tout le récit en tension. Ce qui ne serait qu’un pamphlet indigeste et nauséabond prend du coup une ampleur singulière, quasi pop dans sa désacralisation de l’ordinaire, du banal, de l’obscène. Houellebecq, orphelin d’une pureté fantasmée, condamne l’homme contemporain à une tristesse infinie que rien ne semble pouvoir sauver, ni l’amour – capricieux et volatil -, ni même la culture. Mais a-t-elle jamais été d’un grand secours? Houellebecq pousse la goujaterie jusqu’à enterrer ses idoles: « Marcel Proust et Thomas Mann (…) avaient beau posséder toute la culture du monde (…), ils avaient beau représenter, chacun de leur côté, le sommet des civilisations française et allemande, c’est-à-dire les civilisations les plus brillantes, les plus profondes et les plus raffinées de leur temps, ils n’en étaient pas moins restés à la merci, et prêts à se prosterner devant n’importe quelle chatte humide, ou n’importe quelle jeune bite vaillamment dressée – suivant leurs préférences personnelles (…). »
En pleine possession de ses moyens satiriques, le romancier nous tend un miroir où se reflète le portrait peu flatteur mais malheureusement réaliste d’une époque, la nôtre. Et on a envie de crier avec Corneille : « Ô rage! Ô désespoir! Ô vieillesse ennemie! »
Sérotonine, par Michel Houellebecq, éditions Flammarion, 347 pages.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici