David Engels
« Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie : leur vraie tragédie, c’est l’Europe »
Avec Polska – Wielki Projekt et Európa jöv?je, les pays du groupe de Visegrad ont hébergé, il y a quelques jours, deux colloques d’importance capitale honorés par la présence de toute l’élite politique et intellectuelle de l’Europe centrale.
Or, les médias occidentaux ont préféré ignorer ces événements, soucieux de maintenir le mythe du » nationalisme » de ces quatre Etats (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) qui, longtemps dépourvus de leur indépendance au profit de ces mêmes voisins qui les critiquent aujourd’hui, ne peuvent voir dans leur nation et leur culture qu’un gage précieux de survie… Si l’auteur de ces lignes, qui a eu l’honneur d’intervenir dans les deux événements, devait en tirer une conclusion, ce serait celle du profond engagement européen de nos compatriotes orientaux. Mais, à Varsovie comme à Budapest, l’Europe, ce n’est ni la technocratie bruxelloise, ni l’austérité allemande, ni l’obligation du métissage des cultures ; c’est le souvenir d’une histoire vivante et partagée, du spiritualisme médiéval par l’essor artistique de la Renaissance et des exploits des Lumières jusqu’au romantisme du xixe siècle ; bref, la » culture » au lieu de la » civilisation « .
En 1983 déjà, dans un article oublié depuis longtemps, Milan Kundera avait esquissé les racines de cette tragédie qui déchire aujourd’hui l’Union, beaucoup plus que le Brexit ou la crise de la dette. Selon lui, l’Europe centrale, depuis toujours partie intégrale de ce que l’on appelle » l’Occident « , avait été » kidnappée » par l’URSS et coupée de ses liens vitaux avec l’Occident. Or, » sa vraie tragédie n’est pas la Russie, mais l’Europe. Car, derrière le rideau de fer, (elle) ne se doutait pas que les temps ont changé et qu’en Europe, l’Europe n’est plus ressentie comme valeur « . La réunion politique des deux moitiés de l’Occident a fait éclater au grand jour ce malaise, car l’Europe centrale, après quelques années d’euphorie, a finalement réalisé » que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle » et ne subsiste, vidée de son sens, que par la force d’une inertie déguisée en » tolérance « .
Dès lors, comment s’étonner que la désillusion allait rapidement être suivie d’un renouveau de la lutte centre-européenne pour le maintien de son identité, l’ennemi n’étant plus le matérialisme bureaucratique et internationaliste de l’URSS, mais de l’UE, et que cette lutte, comme la première, allait être profondément conservatrice, ou, pour citer Kundera : » C’est pourquoi les révoltes centre-européennes ont quelque chose de conservateur, je dirais presque d’anachronique : elles tentent désespérément de restaurer le temps passé, le temps passé de la culture, le temps passé des Temps modernes, parce que seulement dans cette époque-là, seulement dans le monde qui garde une dimension culturelle, l’Europe centrale peut encore défendre son identité, peut encore être perçue telle qu’elle est. » Peut-être cette révolte sera-t-elle une chance pour un Occident européen lui-même en train d’être » kidnappé « . Mais saura-t-il la saisir ?
Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale, par Milan Kundera, 1983, Revue Le Débat, Gallimard, 192 p.
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