Une offensive éclair de l’armée azerbaïdjanaise a eu raison des dernières résistances arméniennes au Haut-Karabakh. © getty images

Haut-Karabakh : «Il paraît difficile que l’exode arménien ne se poursuive pas jusqu’au bout» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’offensive azerbaïdjanaise à l’origine de l’exil des habitants du Haut-Karabakh a été facilitée par les tensions entre l’Arménie et la Russie, estime l’historien Michel Marian.

Michel Marian, historien et philosophe d’origine arménienne, est l’auteur de L’Arménie et les Arméniens en 100 questions. Les clés d’une survie (Tallandier, 2021). Il décrypte les conséquences de la victoire azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh.

L’offensive de l’armée azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh était-elle prévisible?

L’offensive azerbaïdjanaise était prévisible presque depuis la signature du cessez-le-feu, le 9 novembre 2020, qui avait mis un terme provisoire à la guerre de 44 jours. L’Azerbaïdjan, par la bouche principalement de son président Ilham Aliev, répétait qu’il utiliserait tous les moyens pour arriver à la réalisation de ses objectifs. Mais il est vrai que l’on a été surpris par le caractère éclair de l’offensive et par la victoire. Que s’est-il passé entre-temps? Dans la toute dernière période, plusieurs événements ont pu hâter ce dénouement provisoire. L’un d’eux est la montée des tensions entre la Russie et l’Arménie. En regard de la dureté des déclarations échangées, on voyait bien que ce n’était plus des alliés qui se parlaient. Un autre, assez énigmatique, est le changement de leadership au Haut-Karabakh. Pourquoi a-t-il changé? Je n’ai pas vu d’explication. Mais il est certain que l’élection «dans les formes légales», le 9 septembre, d’un nouveau président sécessionniste du Haut-Karabakh (NDLR: Samvel Shahramanian a été élu après la démission de Arayik Haroutiounian) a poussé l’Azerbaïdjan à intervenir. Elle n’a pas été condamnée par la communauté internationale avec la vigueur que Bakou aurait souhaitée. Pour Ilham Aliev, cela pouvait signifier le retour à une forme de statu quo. Certes, le droit à l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan était reconnu. Mais dans la réalité, tout le monde s’accommodait assez bien de la perpétuation de l’existence d’un Haut-Karabakh arménien. Le président azerbaïdjanais a dû avoir le sentiment de revivre l’histoire des trente dernières années, une sorte d’enlisement où, malgré des rodomontades et des menaces, rien ne changerait vraiment. Cela l’a sans doute amené à précipiter les événements.

Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian essaye de scinder la question du Haut-Karabakh de celle de l’Arménie.

La reddition des forces du Haut-Karabakh était-elle inévitable vu le déséquilibre des forces en présence?

Elle était inévitable. Au moment où la reddition s’est opérée, l’Azerbaïdjan avait déjà percé cinq entrées dans les défenses du Haut-Karabakh. Chez les habitants de l’enclave, a prévalu un sentiment de lassitude lié à la façon dont ils avaient dû supporter les six mois de blocus absolu du couloir de Latchine. Il a aussi dû y avoir des divergences parmi les dirigeants du Haut-Karabakh, comme le président démissionnaire en a fait état, sur l’objectif à poursuivre, l’indépendance ou des garanties au sein de l’Azerbaïdjan. Ces éléments faisaient que la défaite était prévisible.

Comment analyser la réaction du gouvernement arménien? N’est-elle pas frileuse?

Il y a une cohérence dans la pensée et dans la démarche du Premier ministre Nikol Pachinian, pas depuis la révolution de velours de 2018, mais depuis la défaite de 2020. Il essaie, avec une pédagogie qui fonctionne auprès d’une courte majorité de l’opinion arménienne, de scinder la question du Haut-Karabakh de celle de l’Arménie. C’est lui qui a proposé très tôt la tenue de pourparlers directs entre dirigeants de l’Azerbaïdjan et du Haut-Karabakh. C’est lui qui, d’une certaine façon, s’est adressé aux Russes en leur rappelant leurs responsabilités sur l’enclave. C’était une façon de préparer l’opinion arménienne à ce que les Russes aient, par contre, de moins en moins de responsabilités sur l’Arménie proprement dite. Derrière cette attitude, il y a une estimation du rapport de force qui fait que le peuple arménien n’a pas les moyens, face à ce qui est plus qu’une coalition entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, de se donner deux priorités égales alors que l’Arménie comme le Haut-Karabakh sont menacés. Dans ces conditions, la priorité des dirigeants arméniens élus, c’est l’Arménie. C’est assez cohérent. Evidemment, cette position peut être condamnée par des gens qui ne se posent pas la question des moyens puisque pour ceux qui s’opposent à Nikol Pachinian, la solution est russe. Le problème est que cette solution est indisponible pour le moment.

Les présidents azerbaïdjanais Aliev et turc Erdogan réunis, le 28 septembre, au Nakhitchevan.
Les présidents azerbaïdjanais Aliev et turc Erdogan réunis, le 28 septembre, au Nakhitchevan. © getty images

L’Arménie a-t-elle des moyens de pression sur l’Azerbaïdjan pour prévenir un éventuel nettoyage ethnique au Haut-Karabakh, par exemple autour de la région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, partiellement enclavée en Arménie?

Deux éléments de réponse. L’Arménie n’a pas les moyens d’encercler le Nakhitchevan comme l’Azerbaïdjan a les moyens de le faire autour du Haut-Karabakh. Il y a en effet une frontière, étroite, et un accès direct entre le Nakhitchevan et la Turquie, et une frontière entre le Nakhitchevan et l’Iran. Par contre, ce que l’Arménie peut faire, ce dont elle ne s’est pas privée, est d’opérer une sorte de contre-blocus, par rapport au blocus terrestre dont elle est la cible depuis trente ans par la Turquie et l’Azerbaïdjan, en fermant sa frontière avec le Nakhitchevan. De ce point de vue, oui, une rétorsion partielle est possible. C’est bien pour cela que la Turquie et l’Azerbaïdjan demandent et menacent de réaliser directement le fameux corridor entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan avec une souveraineté azerbaïdjanaise. Cela, c’est pour la partie géostratégique. Diplomatiquement, on peut imaginer que la question du Haut-Karabakh est maintenant sur le tapis. Elle fera l’objet d’un débat au sein de l’Union européenne. Même si les Etats, tenus par le droit international, n’ont jamais fait leur le principe d’autodétermination et le soutien à l’indépendance du Haut-Karabakh, beaucoup ont réaffirmé leur soutien à la défense des frontières de l’Arménie. C’est l’enjeu actuel. Bien entendu, on peut imaginer que si l’évacuation du Haut-Karabakh traîne et si elle s’accompagne de violations des droits de l’homme trop voyantes, il n’est pas impossible que se rouvre la question des garanties juridiques internationales – qui sont écartées pour le moment – à l’existence collective d’Arméniens au Karabakh. Mais honnêtement, la victoire militaire est si écrasante, la situation sur le terrain est si déséquilibrée, que cela paraît très peu plausible.

La présence même des Arméniens au Haut-Karabakh est-elle compromise, si pas par nettoyage ethnique, par la fuite de ses habitants?

C’est ce qui est en jeu. Etant donné le passif entre les deux populations et les exactions commises principalement par l’Azerbaïdjan même si les Arméniens, lorsqu’ils ont gagné la guerre de 1994, ont chassé les Azéris qui y vivaient, il est clair qu’une solution de coexistence paraît très difficile à mettre en œuvre. En particulier, une acceptation par les Arméniens de vivre sous une férule azerbaïdjanaise. Imaginer les forces azerbaïdjanaises dans toutes leurs dimensions présentes au Haut-Karabakh, cela signifierait une menace permanente pour les Arméniens. Sauf reprise en main internationale et accord américano-russe peu probables, il paraît difficile que l’exode qui a commencé ne se poursuive pas jusqu’au bout.

La victoire de l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh internationalise davantage le conflit avec l’Arménie.» – Michel Marian, historien et philosophe

L’évolution de la situation au Haut-Karabakh pourrait-elle favoriser un règlement de la question des frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan?

En principe, à part le Haut-Karabakh, il n’y a pas de conflit territorial entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Cela n’était jamais apparu avant 2020. Mais il est vrai qu’à ce moment-là, Ilham Aliev a soulevé la question de l’origine azerbaïdjanaise d’une partie des territoires de l’Arménie, en l’occurrence sa partie orientale jusqu’à inclure Erevan. Selon cette logique, il ne resterait quasiment plus rien de la République d’Arménie. Le rappel deux ou trois fois de cette revendication et le fait qu’il n’y a toujours pas de frontières officielles entre les deux pays font que l’Azerbaïdjan garde ce moyen de pression, la reconnaissance des frontières de l’Arménie, dans son escarcelle. En réalité, on ne connaît pas les buts de guerre du président azerbaïdjanais. Concernant la question de la frontière de l’Arménie, il semble qu’il l’utilise comme un moyen de pression plutôt que de la considérer comme un but de guerre. Donc, il n’est pas du tout certain que la fin apparente du conflit sur le Haut- Karabakh facilite le règlement du conflit de frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan puisqu’on peut penser qu’à sa suite, la communauté internationale se réveillera et considérera que cette revendication est déstabilisatrice. D’un côté, on a une victoire sans appel de Bakou. De l’autre, on a un processus diplomatique réalimenté et relancé. A l’inverse de ce qui était espéré par l’Azerbaïdjan, sa victoire au Haut-Karabakh internationalise davantage encore le conflit avec l’Arménie.

Michel Marian
Michel Marian © National

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